Unitas In Pluralitate, Ou L'Europe En Son Entier

"L'Europe, mais c'est une chose terrible et sainte, l'Europe."Dostoïevski (Journal d'un écrivain) Tout aussi bien, j'aurais pu dire: l'Europe, ou le refus des alternatives mutilantes. Car, depuis bientôt trois millénaires et demi – si l'on met au compte la première assimilation continentale de l'acquis égéen –, l'Europe n'a fait qu'intégrer ce que (à travers l'Egypte) l'Afrique et (à travers Sumer, Babylone et tout le Proche Orient antique) l'Asie lui avaient légué. Non point qu'elle-même n'ait rien inventé. Tout au contraire. Mais, en plus de cela, elle a eu le génie de le faire sien, au sens fort du mot (c'est-à-dire en le reprenant par la racine et en le refaçonnant), tout ce avec quoi elle est venue en contact. Ce tout, elle a eu le génie de le faire sien, autant dire: de le re-faire à sa ressemblance à elle et, comme si de rien n'était, de l'élever d'emblée à son propre faîte à lui, auquel il ne pouvait aucunement être question qu'il accédât aux endroits mêmes où il avait pris naissance. L'agrimensure égyptienne, si infailliblement adaptée à son but, aurait-elle en effet dépassé ce stade pragmatique, n'eut été le génie grec, qui en a fait une géométrie? Et les observations chaldéennes du mouvement des astres? Et toutes les régularités de succession, que les babyloniens avaient entassées en une masse de faits (impressionnante autant par son volume que par la minutie des observations qui l'avaient rendue possible), auraient-elles abouti à une théorie générale des causes et des principes si elles n'étaient pas échues en partage aux Grecs? – à ce frustes Achéens sans doute, et à ces Doriens brutaux, mais surtout à ces Ioniens (plus proches de la matrice orientale-minœnne, et cependant assez dégagés de l'ingénuité du questionnement originel), à ces Grecs en un mot, qui eurent l'audace sans pareil, non seulement de chercher le pourquoi des choses, ce que d'autres avaient déjà fait bien avant eux, mais aussi de partir, les tout premiers, à la quête du pourquoi, et d'une méthode pour y parvenir.C'est bien alors, et c'est bien que l'Europe prit son essor. Et ce fut, pour notre bonheur, le moment et le lieu d'émergence, non point d'un logos uniquement tranchant, à la manière de l'Inde: logos de l'exclusion et de la mort; ni non plus d'un logos pour ainsi dire flasque (ou paresseux), à la manière extrême orientale, ne se souciant point de tracer des contours fermes aux choses de ce monde et de les délimiter les unes par rapport aux autres; mais bien d'un logos robuste et souple et puissamment articulé, qui fut cependant, et qui est resté depuis, un logos de l'accueil et de l'étreinte: un logos de l'analyse impitoyable, évidemment; mais, à la fois, un logos de la synthèse et de l'intégration. Ce fut bien alors et bien là que, après quelques flottements où l'Être parménidien – un et continu – tâcha d'envoyer par-dessus bord le multiple et où, symétriquement, l'écoulement incessant de l'étant faillit s'éparpiller dans l'oubli de son unité foncière, que l'esprit humain se ressaisit, en saisissant fermement les deux bouts de la chaîne – et l'Un, et le Multiple –, pour ne plus jamais s'en dessaisir depuis. L'Europe était née. Il n'est, pour s'en convaincre, que de jeter un rapide coup d'œil sur cette haute manifestation de l'esprit européen (méditerranéen à ses débuts, car c'est bien sûr le pourtour de cette mer bénie qu'il commença de prendre forme, mais finissant quand même par devenir paneuropéen, tout au long de la belle durée qui nous y relie) – il n'est, dis-je, pour s'en convaincre, que de jeter un coup d'œil sur cette manifestation éminente de l'esprit européen qu'est sa thèmes européens y sont réunis. (Et les options et valorisations fondamentales, également). Dès le Panthéon hellénique, en effet, le thème de l'unité point sous le diversité – éblouissante, certes, mais nullement déconcertante – des hiérophanies. C'est pourquoi il ne nous est pas trop difficile de comprendre que le monothéisme de Hébreux ait finalement pu, tant bien que mal, être enté sur le tronc du polythéisme, mettons: gréco-romain, surtout après que celui-ci eut, plusieurs siècles durant, subi l'assaut réducteur de l'esprit philosophique, et qu'il se fut ensuite confronté, vitalement, à d'autres croyances, dans le creuset du syncrétisme hellénistique.Mais les fruits de la branche entée eurent vite fait de gonfler de toute la sève que leur fournissait le tronc portant, et voilà que l'esprit farouche – sec et tranchant, formaliste et vengeur – du monothéisme vétérotestamentaire, on ne le rencontrera plus tel quel dans l'Uni-Trinité chrétienne, qui en a pourtant hérité. La théologie trinitaire est, en effet, une théologie non seulement de la puissance créatrice et de l'unité foncière du projet créateur, mais aussi une théologie de la surabondance d'amour, et tout autant de la liberté qui en est l'envers (l'amour étant, dès l'abord, ouverture et appel, nullement pression et contrainte; disponibilité à laisser s'épanouir l'ipséité d'autrui, nullement envie d'imposer à autrui sa propre ipséité à soi).On voit bien que la pluralité est par là récupérée, et pour ainsi dire sanctifiée, sans que pour autant l'unité, qui en constitue le vrai soubassement, en subisse, de quelque façon que ce soit, le moindre éparpillement, le moindre émiettement. Or, que l'on dise, par exemple, "unité articulée"; ou bien, que l'on dise "pluralité convergente", dès lors que le sens vient habiter un syntagme tel que: "unité ET pluralité" (lui faisant notamment signifier, non point la plate coexistence, mais bien la confrontation dramatique et l'incessante réfection d'un équilibre toujours sur le point de se défaire), le champ tensionnel est immanquablement de la partie, lui aussi. Et c'est bien de champ tensionnel-là qui est l'élément propre de l'Europe. (celui-là; pas n'importe lequel. S'établissant notamment entre des pôles tels que: "un-multiple", "immutabilité-devenir", "réitération du même-surgissement de l'imprévu", "institution-souffle vivifiant", "administration-création", "instrumentarium-âme", "esprit d'épargne-don de soi", "systématicité-ouverture", "immanence-transcendance", "eros-agapé" etc.). C'est, en effet, des entrailles – pour ainsi dire – de ce champ tensionnel-là que l'Europe surgit et resurgit de nouveau à chaque instant; c'est là dedans qu'elle se sent véritablement chez soi; et si elle dépérit, c'est encore et toujours faute d'avoir à sa portée cet élément pour s'y déployer selon toutes ses dimensions, qu'elle en arrive là.Bien entendu, l'équilibre dont je parlais plus haut n'a jamais pu s'établir à demeure sur la ligne de faîte de la réalité bipolaire dont il devait assurer le régime canonique de déploiement. La balance penchait – par grandes périodes – tantôt du côté de l'Un, tantôt du côté du Multiple.Faisons, pour simplifier, abstraction du vaste problème que soulève le déferlement, sur notre continent, des peuples migrateurs et leur apport considérable à notre propre histoire. Si nous prenons du recul par rapport à celle-ci, afin d'en saisir les grandes lignes, il ne nous sera par trop difficile d'en percevoir le balancement périodique entre les deux pôles susmentionnés. C'est tantôt l'Unité pauvre qui prend sa revanche sur la richesse indomptable – et c'est la solution impériale, qui est une solution d'alignement (velléitaire, au fond, bien qu'atteignant, apparemment du moins, son but). Et tantôt ce sont ces différences terminales justement (morcelées d'abord à souhait, velléitairement homogénéisées et agglomérées ensuite, sous l'effet d'insupportable pressions niveleuses extrinsèques) qui éclatent enfin et prennent le dessus – et c'est la solution (si c'en est une) du bellum omnium contra omnes.Le modèle par excellence de la première solution, c'est bien l'Empire romain qui nous le fournit. Quant à la seconde solution, il faut chercher du côté de la Renaissance et de la Réforme pour trouver quelque chose qui ait l'allure d'un modèle.Toujours est-il que c'est là, au sortir du Moyen Âge – qui avait presque réussi, à son akmé spirituel, à réunir en une seule gerbe toutes les polarités de l'esprit européen (auxquelles était venue s'ajouter celle du fini et de l'infini) et à en maîtriser tant soit peu les tensions –, que le dites polarités de disjoignirent et se raidirent. L'Un devint exclusif du Multiple; quant à ce dernier, il ne se retrouvait plus dans l'Un, s'il lui arrivait encore de s'y mirer. Les déterminations devinrent limitatives et partant négatives, selon la logique du fini, cependant que, selon la même logique, l'infini se transforma de nouveau en une source intarissable d'apories et de paradoxes. L'être se retira des étants, les étants durent se vouer à l'avoir. La liberté, ayant secoué ce qu'elle prenait pour un joug, et qui, à vrai dire, constituait son âme la plus secrète, finit par se prendre elle-même pour son propre étalon et devint anarchique; la grâce, à son tour, devint "nécessitante", pour avoir perdu jusqu'au sens de la liberté. Et tout à l'avenant…"Enfin Malherbe vint…" – et ce Malherbe-là s'appelait Descartes. "Ce chevalier français qui partit d'un si bon pas" fit tant et si bien qu'il finit par consacrer l'état de fait de la disjonction généralisée des termes polaires. Qui plus est, il éleva ce penchant à disjoindre au rang de "règle pour la conduite de l'esprit", et c'est ainsi que s'édifia ou plutôt se creusa ce gouffre béant qu'on s'habitua par la suite à appeler le dualisme cartésien, et où le cogito se trouva soudain seul et grelottant face à une étendue sur laquelle il n'avait de prise que pour la manipuler (du dehors), nullement pour entrer en son intimité (faute de lui être consubstantiel).Mais, enfin, me demandera-t-on, qu'y a-t-il de plus européen que le cartésianisme? Rien, assurément. Ni, à la fois, de plus Nouveau Monde non plus (et, pour tout dire, de plus yankee avant la lettre).On y a perdu, il est vrai, ce qui restait encore inentamé de la proximité de l'être, mais on y a gagné en échange la maîtrise de l'étant – troc du prochain contre le lointain. L'étendue elle-même se distendit à l'envie, des étendues de plus en plus nombreuses et de plus en plus fragmentées se logèrent au sein de l'étendue initiale, qu'on pouvait, à tort, prendre pour une grandeur, et qui s'avéra être un nombre. Partout, le discret délogea le continu: jusques et y compris dans les voies d'attaque (égalisées, pour finir, à tel nombre de pas) que devait prendre le cogito pour diviser au mieux le réel, afin de se le soumettre.Et il aura fallu que Hegel fît son apparition pour que l'on aboutît enfin de nouveau (mais au bout de combien de méditations!) à l'Uni-Totalité que le cartésianisme s'était employer à disloquer. Or, voilà que, pour Descartes par exemple, on pu établir un Index scolastico-cartésien. Et il n'en va pas autrement lorsqu'il s'agit de Hegel, qui lui non plus ne marque pas de commencement absolu: il a tout simplement eu l'heur d'être placé à une jointure de l'histoire de l'esprit européen lui permettant de focaliser les accumulations réalisées par ses devanciers et d'ouvrir ainsi une perspective nouvelle sur le Tout. Car enfin, sans l'Absolu schellingien, où toutes les vaches étaient noires, et surtout sans l'irrépressible aspiration totalisante du romantisme (aspiration qui le travaillait, lui, Hegel, du dedans de son propre romantisme à lui, comme elle avait aiguillonné Schelling auparavant), pourrait-on parler aujourd'hui de la Phénoménologie de l'Esprit? Et le romantisme, à son tour, qu'est-ce au fond sinon l'affleurement soudain de cours d'eau souterrains et le débordement de ruisseaux de surface qui n'ont jamais cessé de gonfler tout au long de ces siècles d'analyse et de morcellement qu'on appelle l'histoire moderne? On peut, en effet, suivre cette piste très loin en arrière, bien au-delà de l'alchimie et bien au-delà de Bœhme et de son Ungrund – de même qu'on peut trouver, parsemées par-ci par-là, des préfigurations irrécusables de tel ou tel aspect du Discours de la méthode, des Meditationes de prima philosophia et des Regulae ad directionem ingenii bien au-delà de la scolastique tardive, et même de la haute scolastique, en remontant, à travers Duns Scot, et aussi à travers Scot Erigène, jusqu'au De Civitate Dei augustinien. On voit bien qu'on ne peut, quoi qu'on fasse, échapper tout à fait à ses devanciers.Où voulais-je en venir en disant tout cela? Eh bien, à ceci que les tensions bipolaires n'ont jamais fait complètement défaut à l'histoire européenne. Elles se sont manifestées dans la succession, grâce au balancement périodique – à tous les niveaux de l'être – de la polarité fondamentale, qui est celle de l'Un et du Multiple. Mais tout aussi bien et tout autant, elles ne sont manifestées dans la simultanéité, en ce sens que lorsqu'un terme de la polarité tenait la scène, l'autre régnait à sa manière dans les coulisses et y tenait bon, en attendant que les rôles se renversent. (C'est comme les fonctions sinus et cosinus d'un angle qu'on fait croître dans le même sens, d'une façon continue: lorsque l'une de ces fonctions est au beau milieu de la pente descendante, l'autre s'engage dans la pente montante; et lorsque cette dernière plonge à son tour vers le creux de la courbe, la première a déjà bel et bien dépassé la mi-pente ascendante et grimpe vers le sommet). On n'est pas européen-tout-court. Personne ne saurait l'être de cette manière-là. On n'est jamais européen en dépit du fait que l'on soit, par exemple, roumain; ou bien français; ou allemand; ou bien italien. (Et j'en passe). On est, au contraire, européen justement parce que l'on est (D'abord?) (Ensuite?) (Non. Du même coup!) Roumain, ou Français, ou Allemand, ou Italien – que dis-je: Valaque, à moins que l'on ne soit Transylvain, ou Moldave; Auvergnant, mais tout aussi bien Angevin, ou Tourangeau; Bavarois, et pourquoi pas Prussien? ou Saxon?; Toscan, ou alors Sicilien, ou Lombard (voire Florentin, Palermitain ou Milanais; ou, mettons, Munichois; ou Clermontois; ou, enfin, Bucarestois). Et, selon qu'on est ci ou ça, on s'appelle (à l'image de cela même que l'on est de bout en bout) Ion, ou Jean, ou Johann, ou Giovanni – tout en sachant par ailleurs qu'on s'est mis, en s'appelant ainsi, sous la protection d'un commun saint patron, ayant un seul et même nom, surgi d'une seule et même racine, bien que se prononçant de manières si diverses.Mais on n'est pas européen en tant que collant sans plus à sa propre différence, en tant que s'engluant sans plus dans la sonorité, à nulle autre pareille, du nom propre qui vous est échu en partage. Non. On est européen parce que (à la fois et dans la mesure même où l'on est ce qu'on est) on s'ouvre à, on est ouvert à. Et ce, selon les deux sens qu'est censé avoir ici le mot "ouverture":· ouverture d'être (ou de communion) d'abord, qui – œuvre de l'attention amoureuse à ce que c'est que d'être – est comme une espèce d'ensourcement[1] de toutes les différences terminales (limitativement déterminées) dans l'universelle surdétermination nonlimitative du Virtuel, où – avant même que d'exister – tout ce qui, de par ce vaste monde, est (j'entends: pour de bon) se trouve en quelque sorte imbriqué et soudé, en une fraternité inextricable;· ouverture de dialogue (ou de communication) ensuite, en vertu de quoi telle ou telle différence du type "Moi" débouche de tout son élan sur Autrui en tant que tel, par le truchement de ces autres différences terminales justement, en lesquelles Autrui prend corps (et faute desquelles il ne se pourrait guère "donner à voir"); ouverture, donc, en vertu de quoi telle ou telle différence terminale du type "Moi" débouche sur Autrui, qui lui fait face, et dont elle accepte de plein gré l'existence-autre, et qu'elle tâche de comprendre, c'est-à-dire d'en saisir le bien-fondé, – ou alors, si elle n'y aboutit pas, à propos de quoi elle admet du moins ce fait liminaire que les différences terminales où Autrui s'incorpore sont, elles aussi, à leur tour, fondées (tout comme la sienne propre).En somme, pourrait-on me rétorquer, on est européen (du moins selon la seconde acception du mot "ouverture") dans la mesure précisément où, en faisant montre de tolérance, on finit bien, qu'on le veuille ou non, par tout égaliser. Rien de plus faux, cependant. La tolérance n'est ni plate, ni aplatissant; il n'y a que l'intolérance et le fanatisme qui le soient. Ceux-ci, en effet, exigent qu'on s'y aligne le plus strictement possible et poussent immanquablement, quiconque en est réduit à le subir, au dénuement ontologique le plus complet. Celle-là, par contre, est tout à son aise dans la surabondance des qualités – de ces qualités qui sans répit s'inscrivent dans le modèle imprévisible (et au relief combien savoureux!) des épiphanies de l'Être. Je parle, il va de soi, non point d'une banale tolérance permissive, mais bien de la tolérance dynamique et valorisante, et j'irai jusqu'à dire: au devant de l'autre en tant que semblable, en tant que prochain (vivant, évidemment, et partant irréductible). Au fond, l'Europe est un système de systèmes. Et chacun de ces systèmes de second degré est, à sont tour, un système de systèmes. Et aucun de ces sous-systèmes n'est pas à proprement parler monolithique. (Ce serait un bien vilain tour que l'"esprit de système" nous jouerait, que de nous pousser à y croire vraiment).Il n'y a pas d'esprit-français-tout-court – soit: dans la ligne Montaigne-Voltaire-France-Alain. Michel Eyquem, seigneur de Montaigne, n'a pas fait qu'il n'y eût point Corneille par la suite, ni François-Marie Arouet qu'il n'y eût eu Pascal bien avant lui, ni Anatole Thibault n'a empêché le déferlement de Léon Bloy, ni non plus Emile Chartier l'apparition de Bernanos. Et puis, quoi! Il y a eu Valéry, de la lignée de Descartes; mais il y a bien eu Péguy avant lui, de la lignée de Bergson. M-me de La Fayette a analysé d'une façon exemplaire la passion d'amour, un peu dans le style d'un la Rochefaucould; mais ce style-là d'analyse – français par excellence, et bien vivant et bien portant de nos jours encore (et c'est tant mieux) – n'a pas constitué un obstacle insurmontable pour le bouleversement proustien du style d'analyse, survenu sans se faire annoncer par des signes avant-coureurs (d'où sans doute une première réaction de refus cassant de la part de certains, dont Gide, avant qu'on n'en soit revenu de la première stupeur). Et combien de polarités semblables ne pourrait-on évoquer, pour illustrer le thème de l'Unité riche (qu'on le considère synchroniquement ou diachroniquement, peu importe): Villon-Scève, Hugo-Mallarmé, Bossuet-le-Cardinal de Retz, Rousseau-Joseph de Maistre, Baudelaire-Claudel, et ainsi de suite.Non, décidément, il n'y a pas d'esprit-français-tout-court. De même qu'il n'y en a pas de roumain-tout-court. Saurait-on, en effet (pour ne prendre en considération qu'une toute petite – mais combien importante! – tranche de l'histoire roumaine: celle des quarante-huitards), réduire à un dénominateur commun le style de vie, le style de pensée et le style – au sens d'"écriture" – d'un Alecsandri et d'un Balcesco, ou bien ceux d'un Heliade-Radulesco et d'un Ion Ghica? Et puis l'esprit fougueux d'un Avram Iancou et cet analytisme juridique dont fit preuve Siméon Barnutiu (il est vrai que soutenu par une énergie de la pensée qui lui venait tout droit de la véhémence – tenue pourtant en laisse – de son aspiration)? Assurément, pas.Et pourtant, il doit bien y avoir un esprit français, irréductible à tout autre, dont l'une des limites vraiment extrêmes soit le style "salut public" d'un Maximilien Robespierre, l'autre étant le style "vie dévote" d'un François de Sales. (On voit bien l'ouverture du compas). De même, il y a sans doute un esprit allemand où – en profondeur – Eckhart se relie en quelque sorte à Kant, Hegel (mais vraiment comment?) à Husserl, et sûrement à Heidegger, où Leibniz et Nietzsche soient compossibles, où Nicolas de Cuse et Luther coïncident, selon la formule du premier, bien que se plaçant aux antipodes l'un de l'autre, où Paracelse et Lessing ne se tournent pas complètement le dos l'un à l'autre et où Goethe, enfin, avec l'aisance unique qui lui est propre, rassemble tout en lui.Et sûrement il y a un esprit roumain aussi, où le rêve lucide d'un Eminesco, et la lucidité non-rêveuse d'un Caragiale, et la mesure d'un Creanga, qui s'approprie jusqu'au démesuré, l'assujettissant aux canons humains (je m'arrête ici, car je n'en finirai pas de sitôt de planter les jalons de la diversité), se réconcilient dans une unité supérieure – ou, mieux, sous-jacente.Afin de rendre le tableau plus ressemblant, il ne faut pas perdre de vue les grands courants horizontaux, qui battent leur plein aux époques d'unification du type impérial (quel qu'en soit l'échelon: européen, régional, national), mais qui, heureusement, ne réduisent jamais à néant les filiations organiques, tout comme – aux époques d'éclatement de l'Unité pauvre – les filiations organiques n'en viennent pas complètement à bout des courants horizontaux, et c'est tant mieux. Et voilà, du coup, une autre polarité qui se fait jour: celle de la synchronisation et de l'organicité. Celle-là aussi, il faut à tout prix la maintenir dans sa tension bi-polaire. Car il n'y a guère de croissance organique en vase clos. Quant à la synchronisation, de toute façon elle n'équivaut pas à un transfert de substance d'un endroit à l'autre. Elle n'est, en fin de compte, qu'une espèce de réactif, indispensable pour que des réponses adéquates et authentiques (id est: s'égalant à la res visée et, à la fois, surgissant de l'intellectus, auquel elles sont égales par droit de naissance, et égalant ainsi ce dernier à la première) – un réactif, dis-je, indispensable pour que des réponses propres et appropriées soient fournies par quiconque s'y confronte (à cette seule condition, mais indispensable, que ce "quiconque"-là ait vraiment quelque chose dans le ventre).C'est pourquoi il est d'une bonne politique d'ouvrir grandes les fenêtres et de même de s'habituer à vivre au grand air – et ce, à quelqu'échelon de l'échelle qu'on soit situé (du plus bas, qui est celui des individus, au plus haut, que est l'échelon continental). Car enfin, peut-on être clermontois, par exemple, et (je ne dis pas: singer coûte que coûte Paris, mais) tourner résolument le dos à Paris? (… bien que je sache, par ailleurs, que c'est à Charleville et non point à Paris que la poésie moderne est née). (Ce qui veut tout simplement dire qu'il faut aussi tourner ses regards vers plus petit, non seulement vers plus grand que soi). Et peut-on être européen vraiment, en étant imperméable à ce qui se passe ailleurs? Inutile d'y répondre; les faits sont là pour y répondre à notre place: l'impressionnisme en peinture est un fait bien européen, qui pourrait le contester? Et le cubisme, tout autant. Et cependant le premier n'est pas sans rappeler le lointain Japon, ni le cubisme sans nous faire jeter un regard du côté de l'art nègre.On appelle cela, chez nous, à Bucarest, "dialectique du national et le l'universel". Mais ce n'en pas là que l'échelon supérieur. Comme tout ce qui est (de quelque manière que ce soit), cette dialectique repose, elle aussi, sur ces trois milliards de visages humains, trois milliards de fois uniques, irréductibles et irremplaçables, qui, eux, existent au sens le plus fort du mot, et qui composent le visage innombrable de l'humanité (et à défaut desquels l'Humanité ne serait que sa propre possibilité d'être) (c'est-à-dire, actuellement, rien).Oui, il faut bien être de quelque part pour vraiment être. Il ne suffit pas d'être européen pour vraiment être. (Du reste, on ne le peut même pas: il faut, pour cela, être d'ores et déjà italien aussi, ou bien roumain). Mais il ne suffit pas d'être roumain pour vraiment être. (Du reste, on ne le peut même pas: il faut, pour cela, être d'ores et déjà, mettons: Bucarestois). Et il ne suffit pas d'être Bucarestois pour vraiment être. (Du reste, on ne le peut même pas: il faut, pour cela, être d'ores et déjà soi-même). – C'est l'avers, pour ainsi dire, de notre humaine condition.En voilà, maintenant, le revers. Notons, en passant, que – ayant affaire, non pas à une banale pièce de vingt sous, où côté pile et côté face son bien distincts, mais à une espèce de "bande Möbius" – l'endroit passe insensiblement dans l'envers et l'envers dans l'endroit. Ainsi, donc: On n'est pas que soi-même, on est Bucarestois aussi; on n'est pas que Bucarestois, on est Roumain aussi; on n'est pas que Roumain, on est Européen aussi; on n'est pas qu'Européen, on est aussi: terrien. Tout cela, on l'est d'un seul coup. D'un seul coup et dans l'intimité de l'être, qui est à la fois multiple et un, à la fois immanent et transcendant, à la fois systématique et ouvert, à la fois libre et plein de grâce (j'allais dire: plein de grâce parce que libre et libre parce que plein de grâce, multiple dans l'un et un dans le multiple).On est tout cela, et d'un seul coup, dans l'intimité de l'être.Et sans l'intimité de l'être, on peut paraître tant qu'on veut, on n'est plus rien du tout.
[1] Je dis bien: ensourcement (au sens de: remontée à la source) et non point: enracinement, car si Péguy-l'Ouvert m'est cher par-dessus tout, je n'en dirai pas autant de Barres-le-Clôturé, ni de tout ce qui, de près ou de loin, s'y rattache.


by Mihail Şora