Un Bucarestois A Paris, Un Parisien A Bucarest

Le peintre Theodor Pallady est né en 1871 à Jassy d'une ancienne famille de boyards moldaves, et il est mort à Bucarest en 1956. La soeur de son grand père, Basile Cantacuzino, était mariée à Puvis de Chavannes. Pourtant, l'éducation de Pallady commence à Dresde, où il était envoyé par la famille pour étudier à la l'Ecole Polytechnique. C'est à Dresde que Pallady entre en contact avec des chefs d'oeuvres comme les tableaux de Raphaël ou de Rubens. Il se décide pour la peinture et en 1889 part à Paris, où il entre au début dans l'atelier du peintre Aman Jean et puis dans celui de Gustave Moreau, à l'Ecole des Beaux Arts. Parmi ses camarades chez Gustave Moreau, il y avait Matisse, Marquet, Rouault, Manguin. Il lie des amitiés avec eux, et surtout avec Matisse, à lequel il sera lié presque toute sa vie. Dès 1900 Pallady expose régulièrement à Paris, au Salon, et puis à Bucarest, aux Salons officiels. Il avait fait plusieurs expositions personnelles à Paris et à Bucarest. Il faisait des longues voyages en Europe, surtout en Italie, et il avait l'habitude de vivre des périodes assez longues à Paris, où il habitait Place Dauphine. Cinquante ans après sa mort, l'opinion culturelle en Roumanie semble s'accorder facilement sur son sujet: il est le plus grand peintre moderniste classique roumain. La peinture de Pallady a des sujets souvent intimistes, nimbés par le symbolisme léger du bien-être livresque. Ses tableaux sont imprégnés de la familiarité avec le rythme calme, musical, des choses et de la culture du quotidien, à la façon de Bonnard, mais avec des couleurs souvent estompés, grisâtres, mises en couches fines sur la toile, marqués visiblement par les traces appuyées du pinceau, à la manière de Marquet. Parfois, des fortes irruptions de couleur dominent les tableaux; des verts, des rouges, des jaunes, des bleus puissants, apparentés à l'épiphanie de la couleur chez Matisse, mais jamais proies à l'impétuosité autosuffisante du maître français. Chez Matisse, la couleur est un fleuve jubilatoire qui presque déborde les cadres du tableau. Chez Pallady, la couleur, même quand elle semble en expansion, reste toujours bien contenue dans le contour souvent rigide du souverain dessin. Elégant, restreint, susceptible et vulnérable, un peu sec et recherché, c'est le dessin sous-jacent qui compte beaucoup chez Pallady, avec ses corps qui ressemblent à ceux du Gréco, et ses nus féminins souvent angulaires et presque incommodes dans les intérieurs qu'ils habitent, et dans les tableaux qu'ils articulent. Dans son journal, écrit en français, il revient plusieurs fois au sujet du dessin: D'ailleurs le dessin suffit. La peinture c'est du surplus et souvent du superflu … Il se confesse d'avoir des disputes avec son ami Matisse sur ce sujet: Matisse, auquel j'avais écrit que je dessinait surtout, me dit: « Pourquoi ne peins-tu pas! Le dessin est tout de même la femelle et la peinture le mâle ». C'est le contraire que je pense. Le dessin peut se suffire à lui-même … tandis que la couleur sans dessin reste une chose invertébrée … déliquescenteévanescente. A Paris, et généralement en France, Pallady peint le plus souvent des paysages (la Seine et ses ponts, de préférence), et des scènes d'intérieur. Ce qui particularise les dernières, c'est le fait qu'il s'agit presque toujours d'un intérieur qui s'ouvre: c'est la vue de l'intérieur d'une chambre vers la rue ou la place d'en face, le plus fréquent la Place Dauphine. La mise en scène de tels intérieurs-extérieurs fait fusionner dans une seule entité les quelques détails obligatoires d'un intérieur parisien, le guéridon avec une vase, quelques livres et objets livresques (statuettes, journaux, revues, pistolets), le balcon avec sa couronne de fer forgé et la fenêtre grand ouverte, avec les arbres, les hommes et les véhicules de la place d'en bas. A Paris, semble-t-il, l'intérieur n'est qu'une route vers l'extérieur. C'est n'est que très rarement que dans ses intérieurs de Paris apparaissent des personnages, des nus, ou des objets avec un symbolisme accru. Il semble que, sauf le lieu de passage vers l'extérieur, sauf la fenêtre et les quelques choses qui en dépend, l'intérieur est absent, désert, inutile. A Paris on est dans un intérieur pour se pencher en dehors, vers l'extérieur, pour mieux voir, pour scruter et pour se laisser séduire par l'admirable et tout à fait spontanée cohésion de tout un monde, des passants et des voitures, des ponts et des arbres, de la Seine et des maisons qui ne font, toutes, qu'un seul tableau. L'intériorité, la familiarité de l'extérieur à Paris est remplacée par toute une autre perspective dans le cas des intérieurs de Bucarest. Cette fois-ci, les intérieurs sont presque coupés de l'extérieur, qui reste obscur, souvent invisible. Même quand les chambres ont des fenêtres, elles semblent aveugles. Par conséquent, l'intérieur a la tendance de s'accroître, de devenir non seulement plus ample dans l'économie de l'espace du tableau, mais de devenir plus dense, peuplé. Outre les omniprésentes figures féminines (le plus souvent nues), ce sont des tables, de sofas et des guéridons remplis de vaisselle précieuse, des fruits, des poissons ou des livres, des lunettes ou des instruments à écrire ou bien d'autres accoutrements de la vie intellectuelle bourgeoise, qui s'accumulent dans une chambre devenue un vrai trésor hédoniste, escapiste. A Paris, il paraissait que l'intérieur ne pouvait pas être un atelier, mais un lieu où on vit et d'où on voit la vie d'en bas. A Bucarest, par contre, il semble que le faux salon n'est que la scénographie d'une vie idéale, une Arcadie urbaine concoctée, à la manière de des Esseintes, par le dandy consommé Theodor Pallady, isolé dans son univers parfait, poétique, coupé d'un dehors bâtard, le (trop) petit Paris, ou Bucarest tout court. Les intérieurs bucarestois de Pallady, ses meilleurs peintures, ne sont que la nostalgie active d'une vie parisienne transposée dans un endroit impropre. C'est n'est pas seulement la représentation picturale de l'intérieur qu'il arrange, qui constitue une véritable chef d'oeuvre, mais c'est aussi l'arrangement en soi, la composition de l'espace et l'inventaire symbolique qu'il amasse, qui tiennent parfois du merveilleux, du génie, de la poésie et de la musique. Pour lui Un tableau (je dis un tableau et non pas peinture) c'est un poème pictural … de lignes, formes et couleurs. C'est de la peinture dépassée. C'est de la pensée, du sentiment, exprimés par le moyen de la peinture … Ses contemporains se rendaient compte aussi. K. H. Zambaccian, le plus fameux collectionneur d'art roumain, se confessait qu'il avait dit à Pallady que sa peinture lui évoquait la poésie de Verlaine:Pas la couleur … la nuance …Rien de plus cher que la chanson griseOù l'indécis au précis se joint,De la musique avant toute choseA son tour, Pallady lui avait répliqué que Verlaine n'était qu'un poète mineur, et, quant à lui, il admirait surtout Baudelaire, mais aussi Mallarmé, dont il avait récité, sur le champ: Vertige, voici que frissonne L'espace comme un grand baiser Qui, fou de naître pour personne; Ne peut jaillir ni s'apaiser.Derrière les noms invoqués et les poésies récitées, c'est un vrai symbolisme de la vie intellectuelle et du purisme culturel qui constitue l'enjeu profond de toute l'histoire. Il semble que les femmes nues ou habillées, mais toujours chargées d'un érotisme urbain, cérébral, mises en poses poétiques ou lascives (ou bien poétiques et lascives), environnées par des objets livresques (surtout des écrits en français), ne font que peupler les intérieurs bucarestois de Pallady comme une compensation artificielle, en termes du beauté, pour les calmes merveilles citadines et naturelles d'un Paris toujours perdu et regagné, fantasmé. Les intérieurs bucarestois de Pallady sont surchargés d'un besoin d'intimité dandyste qui les transfigurent en formes poétiques. D'abord, Pallady s'était composé lui-même en tant que figure 'originale'. A Bucarest, il n'habitait que des hôtels, comme si dans une ville étrangère. Forcé de quitter Paris au début de la deuxième guerre mondiale, il rentre à Bucarest, où il va habiter, pendant toute la durée de la guerre, bien évidemment, à l'Hôtel de Paris. De son hôtel, il entretenait une correspondance avec Henri Matisse, et lui faisait parvenir les fameuses blouses (populaires) roumaines, que Matisse adorait et employait pour habiller ses modèles, dans un mouvement fantaisiste et exotique qui n'était que le revers de la fantasme parisienne de Pallady. Même dans les circonstances les plus difficiles de la fin de la guerre, dans une lettre de 22 janvier 1944, Pallady écrit à Matisse As-tu reçu les 2 blouses? Je t'en enverrai une autre ces jours-ci par un courrier. Elle te plaira. Matisse, qui peindrait depuis des années des modèles habillées de telles blouses, lui avait décrit auparavant, dans une lettre de 7 décembre 1940, tous les détails de composition et de coloration de l'un des tableaux de cette série, en ajoutant: Voilà un tableau qui a duré un an – ceux qui ne verront que la façon dont j'ai représenté la chevelure et la broderie de l'épaule croiront que je suis un farceur. – Mais toi … tu sais! Pallady le savait. Son goût et son esprit critique étaient réputés. Elles venaient d'un profond attachement pour la peinture: Combien je souffre des imperfections d'un tableau – même si c'est un autre qui l'a fait- et comme je me réjouis en face d'une réalisation artistique parfaite, de n'importe quel peintre. Il recevait non seulement des descriptions détaillés des tableaux de la part de Matisse, pour se prononcer sur leur composition et sur leur harmonie chromatique, mais il recevait aussi des esquisses de la part de son ami, qu'il remplissait des couleurs suivant son entendement des intentions de Matisse. Si avec son ami il y avait des subtiles consonances, son esprit critique devenait dévastateur face à d'autres artistes, ou bien à lui même, précisément parce que son seul credo dans la vie était l'art: La seule chose qui m'intéresse c'est l'art, surtout la peinture, et la mienne avant tout, que j'analyse et je critique exempt de tout préjugé. Selon le témoignage de Zambaccian, Pallady, grand admirateur d'Ingres, considérait que c'est avec Delacroix que la dégringolade de la peinture avait commencé. Quoiqu'il était dans une certaine consonance avec Bonnard, il lui reprochait, dans une lettre à Matisse, l'emploi non-rationnel, décoratif, des couleurs, qui lui rappelait des paniers d'ouvrage ou des échantillons de laine qui gisent pêle-mêle. En effet, malgré l'apparence intensément esthétisée de ses tableaux, Pallady était une nature sobre, ce qui se voit non seulement dans le caractère un peu crispé de ses peintures, mais aussi dans ses déclarations: La peinture n'est pour moi une habileté et moins encore une volupté. C'est une nécessité de tout moment. Une nécessité douloureuse de me confesser à moi-même, avec sincérité et sans pitié. Il disait du barbizoniste Nicolae Grigorescu, le plus fameux artiste roumain dans son temps, qu'il n'est qu'un mauvais Corot. Quoiqu'il appréciait le peintre Eustatiu Stoenescu il disait au même Zambaccian que malheureusement il a trop du talent. Et il ajoutait Quand on a du talent on fait ce que l'on veut, quand on a du génie on fait ce que l'on peut. Il faut être à la hauteur de son talent pour le gouverner, et ne pas être gouverné. On doit mentionner que toutes les considérations orales de Pallady sur les peintres roumains étaient faites en français, et c'est ainsi qu'elles étaient cités et véhiculées dans le monde artistique roumain de son temps. Mais Pallady faisait emploi du français dans toutes les circonstances de sa vie, même quand ça comportait des risques. C'est toujours le même Zambaccian qui raconte une anecdote du temps de la deuxième guerre mondiale; pendant que Pallady servait son déjeuner tout seul à une grande table du Continental, un officier allemand était venu demander la permission de s'asseoir. Pallady avait lui riposté avec une boutade, toujours en français, pour se faire mieux comprendre: J'ai besoin de mon espace vital, une ironie sur le Lebensraum, le concept nazi de l'expansion allemande, qui a justifié le Drang nach Osten. En effet, il se rendait compte de la situation, et il notait que Chaque jour m'apporte un nouvel ennui, tout m'exaspère à tel point, que je ne sors plus, pour ne pas avoir un conflit.C'était la correspondance avec son vieux ami Matisse qui le remonte de temps en temps. Dans une lettre de 7 décembre 1940, Matisse lui écrit: Je vais joindre à ma lettre deux photos du tableau que tu as vu tant travailler et qui a fini par aboutir à une chose que tu jugera imparfaitement sur la photographie. Mais c'est à mon avis ce que j'ai fait de plus significatif comme expression colorée. Après d'autres paragraphes consacrés aux problèmes des ses dernières travaux qu'il achevait, Matisse n'oublie pas de s'adresser au censeur allemand invisible mais toujours présent, et lequel, il le savait, avait la puissance de détruire la lettre: Je me permets de faire remarquer à la Censure que tout ceci n'est qu'une conversation entre deux bons amis vieux peintres que l'éloignement attriste. Je le serais bien reconnaissant si elle … juge ainsi et permet à ce bavardage spécial d'arriver à la destination. De Bucarest, Pallady lui répond assez affectueux aussi: Notre vieille amitié m'est un refuge. Tu es le seul à qui je parle de ces choses … Ma vie ici est réduite à cette chambre d'hôtel, où j'étais venu pour 24 heures, et où me voici depuis 9 mois … Puis, cloué par les circonstances, il s'exaspère: Voici 14 mois que je suis dans cette chambre d'hôtel … J'ai essayé de me faire une vie (en attendant), m'efforçant à travailler … me voici à bout. Matisse le réconforte: Tu ne peux rien pour ou contre les événements. Tu es comme moi; fais donc ce que je fais qui me réussit très bien; travaille, occupe ton esprit. Malade depuis de mois, Matisse se trouvait néanmoins dans un bon état d'esprit, préoccupé de son travail, optimiste et fort, attiré encore par la beauté: J'ai trouvé une belle blouse roumaine ancienne –une blouse de broderie au petit point vieux rouge qui a dû appartenir à une princesse et j'en désirerais bien d'autres …La guerre faisait Pallady prisonnier à Bucarest. Il se sentait isolé, apprécié et compris par ses concitoyens, mais toujours mécontent de tout ce que l'entourait: Il faut croire en quelque chose pour aller de l'avant … Mais lorsque tout s'est effondré de ce qui fut notre vie, et que l'on a acquis la certitude que Rien ne sert à Rien, que l'on est arrivé à la limite …, écrit-il à Matisse dans une lettre de 18 juin 1941. La nostalgie le consommait, le sentiment de la fin du monde le rendait désespéré, et, plus que tout, l'impression que rien ne pourra revenir dans les cadres connues l'attristait profondément: Et voici qu'il faut ajouter à tous ces noms des localités de Normandie, de Bretagne, d'autres noms du Midi: Marseille, Toulon … des souvenirs surgissent. Tous à présent douloureux, foulés par des hordes qui détruisent ce que nous avons regardé, aimé …Comblé par la guerre qu'il intériorisait douloureusement, Pallady se sent captif dans le monde de son propre art devenu factice: Je tourne comme un cheval de meule dans ma chambre d'Hôtel, où des fleurs se dessèchent dans les vase, où des fruits pourrissent dans le compotier sans que je puisse me décider à les peindre. Ravagé, il continue pourtant à penser et à s'exprimer, moralisant, dans des maximes pénétrantes, à la façon de La Rochefoucauld: La joie se partage, la souffrance nous appartient. Parmi les plus grandes souffrances, c'est l'espoir, toujours contrarié par les faits de la guerre, et par l'histoire qui suivra, de revenir là-bas, où il appartenait, à Paris, en France, auprès de ses amis: Cela ne m'empêche que je rêve encore et espère retourner là-bas … où j'ai plus de souvenirs que si j'avais mille ans. Ecris-moi, parle-moi de ton travail. Ce sont des mots qui manifestent déjà la future coupure de toute une civilisation et de la culture roumaine de l'ensemble intellectuel européen, que le régime communiste va entreprendre pour un demi-siècle. Tout comme dans le cas de Pallady, nombre d'autres hommes de culture roumains restés en Roumanie, nombre d'autres parisiens de vocation, vivant à jamais à Bucarest, vont continuer à s'adresser aux amis français avec les mêmes mots: Ecris-moi, parle-moi


by Erwin Kessler