Question Economique Des Principautés Danubiennes

I Quel voyageur ne s'est senti dans les Principautés Roumaines émerveillé à l'aspect de leur riche nature: rivières abondantes, sol fécond, montagnes grandioses cachant des trésors, climat tempéré, ciel bleu et limpide! Ces contrées, greniers d'une foule de peuples, et que les Turcs dans leur langue imagée appelaient le "Jardin de Stamboul" n'ont pas leurs pareilles en Europe et semblent devoir être à celle-ci ce que la vallée du Mississipi est à l'Amérique. Et le voyageur, devant ce beau tableau, ne peut s'empêcher de s'écrier: Heureux pays! heureux le peuple que la Providence a gratifié de ce riant jardin! Trompeuses apparences qui ne tardent pas à s'évanouir! Un fantôme hâve, fiévreux, débile, à peine couvert de haillons, surgit de dessous terre; l'étranger, saisi d'une impression pénible, se demande si c'est une figure humaine ou quelque être inconnu à la science qu'il a devant les yeux, et ce n'est qu'à la longue qu'il découvre dans ces traits amaigris la trace d'une grande et noble origine; le sourire amer qui effleure cette physionomie, le regard douloureux mais encore fier qui s'élève vers le ciel par intervalle, accusent une souffrance injuste contre laquelle ce regard et ce sourire semblent protester. Indécis entre la pitié et le mépris, en apprenant que cette triste créature est l'habitant et le cultivateur du beau jardin qu'il admirait tout à l'heure, le voyageur est amené à croire que le peuple de ces contrées est le plus misérable, le plus dégradé, ou le plus malheureux, le plus opprimé des peuples; et pour dissiper ses doutes il accourt dans les villes. Quel contraste! Là pour demeures des trous sous terre et la misère… Ici, des palais, de brillants équipages, un luxe qui éblouit l'œil; on se croirait transporté dans une des cités industrielles les plus florissantes. Quelle est la source de ce luxe, de cette richesse? D'où provient cette splendeur des villes? C'est la question que l'on se fait. Lorsque l'on apprend que tout ce luxe est une importation étrangère, que ces villes ne fabriquent rien; lorsque l'on apprend que le seul travailleur producteur des richesses du pays est le paysan, que celui qui vit sous terre bâtit ces palais, que le pieds-nus exposé à toutes les intempéries des saisons produit les diamants, les riches habits qui couvrent les citadins et paye les équipages qui promènent leur fainéantise; quand on apprend que celui qui, pour toute nourriture, vit d'une pâte de maïs malsaine (mamaliga), d'un peu de lait et de haricots, fournit les festins somptueux et l'abondance des villes, que cet unique producteur est sans cesse dépouillé et dépouillé complètement par les mêmes hommes, tantôt au nom de l'État, tantôt au nom de la propriété; quand on apprend que celui qui ne possède rien, ni droits ni avoir, ni même la propriété de ses bras, la première et la plus sacrée des propriétés, paye l'impôt de son argent, de son travail et de sa personne, tandis que ceux qui possèdent tout, la terre, le capital, les droits et l'État, ne payent absolument rien, n'aident en rien à la chose publique; certes, alors l'étranger, quelqu'impassible qu'il soit, ne peut s'empêcher de flétrir cette absence totale de justice, et de s'indigner contre cette classe parasite qui suce par tous les pores le sang de ce peuple déshérité. Si nous constatons unanimement cette pénible impression dans tous les étrangers qui ont traversé les Principautés, que doit penser et ressentir un roumain auquel Dieu a donné une âme et une conscience, à la vue d'un tel mal et d'une telle injustice? Peut-il se taire et se croiser les bras, quand il songe que l'opulence et l'égoïsme du petit nombre ont amené la misère et l'avilissement de la nation, et placé le pays sous la menace, dans un espace de temps qui peut être calculé d'avance, de disparaître du monde? La nécessité de sauver le pays d'une ruine prochaine et inévitable, le désir de le mettre en voie de prospérité par une juste et indispensable répartition des droits, des charges et des bénéfices, décidèrent les Roumains à chercher un remède au mal qui ronge la population rurale des Principautés, et ils voulurent aviser aux moyens: De donner à tous le nécessaire; De reconnaître à chacun le légitime droit de vivre de son travail; De faire du fruit du travail un droit de propriété; D'éteindre la haine entre les boyards et les paysans, et d'amener par les liens de la fraternité et de la conservation toutes les classes de la société à se fondre dans un intérêt et un sentiment uniques: l'amour et le salut de la patrie. Améliorer moralement et matériellement le sort des travailleurs qui souffrent, conserver et améliorer le bien-être matériel et moral des classes supérieures: tel fut le problème difficile dont les roumains du parti national cherchèrent en 1848 la solution, et après l'avoir trouvée dans la sincérité de leur conviction, ils tentèrent de la réaliser, en s'appuyant sur la justice et sur la fraternité. Constatons cependant, avant de continuer, que ce problème ne date pas de l'année 1848, qu'il ne fut pas, comme l'ont prétendu les manifestes diplomatiques, une importation étrangère ou un écho des agitations de l'Occident. Il date des commencements mêmes de notre société; il s'entrevoit du jour où il y eut des pauvres et des riches de naissance, des esclaves et des maîtres, des exploités et des exploitants; et depuis lors il demandait continuellement une solution. Chaque siècle apportait la sienne; mais toutes, au lieu de le diminuer, agrandirent le mal, et servirent à créer cette triste situation dans laquelle se débattent les deux pays, aujourd'hui agonisants. Ce fut sous l'influence des idées réparatrices exposées ci-dessus que naquit la révolution roumaine de juin 1848, qui succomba trois mois après sous les efforts combinés de la Russie haineuse et de la Turquie, complaisante par timidité et n'osant pas défendre à Bucarest sa propre cause. Nous pensons cependant avoir prouvé qu'aucune révolution ne fut plus légitime et plus nécessaire. Que devait faire ce peuple roumain, privé du pain quotidien, de propriété, de sécurité, d'ordre, de toute espèce de liberté et de garantie; privé d'industrie, de commerce, de lois et de justice; abandonné à la merci d'une oligarchie bureaucrate composée de despotes peureux, corrompus et ravisseurs, vivant d'illégalités et d'abus, méprisant la morale et l'humanité, exploitant le pays à leur profit et se laissant exploiter eux-mêmes par les russes; tyrans envers leur patrie, esclaves envers ses ennemis? Et ce règlement que deux grandes puissances sont venues avec leurs innombrables armées imposer à un petit peuple désarmé, existait-il à la veille de la révolution? N'avait-il pas été foulé aux pieds par ceux-là même qui l'avaient dicté en 1831; par la Russie, tant par son action directe que par l'intervention de la Turquie; par le parti phanariote sous Ghica; par le parti des vieux boyards, sous Bibesco? Existait-il encore un article de ce règlement qui n'eût été faussé, violé, éludé, oublié tour à tour? Le pays n'était-il pas livré à l'arbitraire et eux abus les plus honteux, les plus odieux? Le peuple roumain pouvait-il respecter une législation que les législateurs ne respectaient pas et qui était morte? Comment pouvait-il faire entendre ses plaintes, qu'on n'écoutait pas, et sortir de cet état affreux autrement que par une révolution? Cette révolution fut grande, belle et généreuse; ses ennemis les plus acharnés vécurent au milieu de ce peuple volcanisé, sans craintes, sans inquiétudes; à trois reprises ils tentèrent de l'enrayer les armes à la main, trois fois le peuple vainqueur pardonna généreusement sans daigner même punir des factieux. Les ciocoi et les phanariotes, coalisés avec la Russie, reprirent l'autorité et répondirent à tant de magnanimité par une réaction implacable. Ils décimèrent les chefs par la prison et l'exil; ils punirent les masses par un surcroît de peines, de rapines, d'impôts et de tortures; les femmes et les filles des traîtres tendirent leurs mains aux Russes, se mirent à danser avec eux sur un sol tout fumant du sang du peuple et entonnèrent des chants de joie pour les humiliations et les douleurs de la patrie commune. La Turquie, l'arme au bras, contempla silencieusement l'agonie de ce peuple levé pour la sauver, et qui par sa révolution lui avait créé une popularité et une force morale dont elle n'a jamais joui, dont aucun autre État ne jouit actuellement en Europe. En Moldavie seulement, les boyards et leurs familles, quoique divisées également par les questions du jour, gardèrent une position plus digne vis-à-vis de l'occupation; devant le danger commun, devant les étrangers, les hommes et surtout les femmes se souvinrent qu'ils étaient avant tout Roumains et surent s'abstenir des démonstrations de joie! Cependant, la révolution était tellement justifiée par les maux qui l'avaient précédée que les deux puissances d'accord prirent l'engagement solennel, avant de comprimer la révolution, et dans des actes officiels, de réformer ce monstrueux règlement qui écrasait depuis dix-huit années les Principautés. La convention de Balta-Liman, tout en anéantissant au profit de la Russie le droit public des Principautés, légitima de nouveau la révolution: "L'on procédera, dit l'acte, aux améliorations organiques que réclament la situation actuelle des Principautés et les abus qui s'y sont introduits." Nous attendons encore ces améliorations. Les comité des réformes des deux Principautés, nommés d'office, ont été bornés à la question de propriété. Quoiqu'il soit évident que c'était la question principale de la révolution, et qu'elle fût la source de tous les maux de notre société, doit-on oublier les autres intérêts également en souffrance? Même sur cette unique question, les membres du comité moldave différèrent d'opinions; il y en eut qui prétendirent que dans l'état de la propriété, d'après la législation de 1831, les propriétaires avaient été sacrifiés aux paysans; qu'en conséquence, puisque le jour de la justice était arrivé, les boyards avaient droit à une indemnité; néanmoins, considérant que l'État se trouvait obéré de dettes, les boyards devaient être généreux et s'en tenir au règlement; d'autres déclarèrent "que la misère hideuse qui ronge les paysans provient, non des abus des propriétaires, mais des abus de l'administration", et conclurent au maintien du règlement, moins la dîme. Or, l'abolition de la dîme n'est pas un allégement, puisque, comme nous l'avons déjà dit, la dîme avait été déjà supprimée et convertie en journées de travail par la loi; mais de fait elle se trouvait abolie, les paysans n'ayant plus de temps à donner. L'histoire conservera cet audacieux protêt de l'égoïsme jeté en plein XIXe siècle à la face du bon sens et de la raison humaine. Le rapport du comité des réformes de la Valachie est plus curieux encore. Dans celui qui précède, c'est la brutalité naïve; ici c'est l'ignorance rusant avec la science: il établit en principe que le paysan, le travailleur, n'est que le consommateur improductif et le boyard seul producteur; tout en rendant hommage à l'idée d'appropriation rurale, que naguère les mêmes boyards du comité targuaient de communisme, le comité déclare qu'il est impossible de la réaliser pour le moment; que l'insuffisance des bras faisait une loi de nécessité de l'esclavage, pour maintenir l'agriculture, l'affranchissement tuant la production du boyard grand producteur. La seule chose à faire pour le paysan était de lui créer des besoins; en conséquence, il fallait lui imposer une plus grande tâche de travail obligatoire, pour activer la grande production (textuel). Le comité fit comme il le disait; il astreignit le paysan à la culture de deux pogones au profit du propriétaire, plus la dîme, et en sus des autres droits féodaux; en sorte que la rente estimée en argent se trouve augmentée d'une trentaine de piastres. Les boyards ont parlé par l'organe de leur comité; ils n'ont rien oublié, rien appris; deux révolutions en moins de trente ans les ont trouvés les mêmes; incapables de se sauver eux et leur patrie par un effort généreux et par la justice, ils sont fatalement entraînés à leur ruine et à une destruction violente, comme les boyards du XVII siècle. Seront-ils détruits par la rémunération populaire ou par le niveau despotique d'un czar? L'avenir et un avenir proche nous le dira bientôt. En attendant, ils sont dévorés par l'usure. Le pays avait compté sur les boyards; malgré leur corruption, malgré l'insatiable égoïsme et l'esprit de rapine que l'alliance phanariote a infiltrés dans leur sang; le pays ne voyait eu eux que des hommes égarés qui abjuraient leurs crimes devant un grand danger de la patrie commune. Le pays s'était trompé; les boyards ne sont pas Roumains; ils ne sont pas même Russes: ils sont boyards, voilà tout. Les vieux boyards rachetaient au moins de leur sang, sur les champs de bataille de l'indépendance nationale, les brigandages qu'ils commettaient sur la population. Ceux-ci ne connaissent pas même la honte. Ce n'est donc pas sur les boyards que repose le salut des Principautés; ils ont si bien manoeuvré qu'aujourd'hui, avec la meilleure volonté qu'on pourrait leur supposer dans un repentir tardif, il ne leur serait pas possible de changer les choses et de nous retirer des mains de l'étranger. Nous sommes donc forcés de recourir aux deux puissances, à la Russie et à la Turquie. Malgré notre affection pour le seconde, malgré la haine que nous inspire la première, nous rappellerons à toutes deux qu'elles ont pris l'engagement de faire le bonheur de ce peule souffrant, et nous leur dirons: Quand on s'arroge le droit de régler le sort d'un peuple, comme vous l'avez fait à l'égard des Roumains, et qu'on neutralise toute action de ce peuple sur lui-même, en lui arrachant par la force son libre arbitre, outre qu'on s'impose un devoir sacré, on assume sur soi une responsabilité immense, dont un jour on devra rendre compte à Dieu, à l'humanité et à ce peuple; songez à cela, songez à ce que vous réserverait la justice divine si vous replongiez ce peuple, indignement spolié et martyrisé, dans l'abîme de souffrances dont il s'était affranchi sans votre secours.


by Nicolae Bălcescu