Poids De La Moldovalachie Dans La Question D'Orient

La question d'Orient, question dont la gravité et les résultats précieux n'ont rien de comparable dans les annales de la diplomatie moderne, cette question, éminemment européenne, essentiellement anglo-française, offre une occasion heureuse de faire prévaloir la prépondérance politique en Europe, qui appartient à la France et à l'Angleterre, et lui rendra la virilité, aux voies trop oubliées de l'honneur national qui rehaussait jadis leur gloire aux yeux de l'étranger: et la partie la plus défectueuse et la plus déconsidérée de leur diplomatie en Orient, subirait spontanément, nous espérons, la plus miraculeuse métamorphose tant en grandeur qu'en dignité. Il est temps qu'on passe un examen approfondi de tous les détails qui la compliquent, et par un procédé sage, prévenir le mal qui nous menace de bien près. L'étrange fascination des esprits si graves, si importants pour les intérêts européens jusqu'alors, se conçoit à peine. La Moldovalachie, qui sépare la Russie des Etats de la Turquie d'Europe, si longtemps méconnue et si peu appréciée, commence pourtant à fixer l'attention de la presse et du public, et avec raison: car bien entendre la question moldovalaque est presque résoudre le problème qu'offre celle d'Orient; et ce serait là poser une borne inexpugnable à la Russie, qui seule menace cette partie du globe, et dans ce cas important, la Turquie n'aurait plus à lutter contre ces ennemis du dehors… Ne nous étonnons pas, si jusqu'à présent il n'y a eu nulle part que des notions incertaines sur ces contrées. D'abord, par quelle voie les cabinets d'Europe auraient-ils pu acquérir des notions plausibles sur ces pays? Ce ne pouvait être, dans aucun cas, par leurs agents diplomatiques, qui, dans ces climats heureux, ne s'adonnaient qu'aux plaisirs de la volupté et de la chasse, plaisirs qui, dans tous les temps et sous tous les règnes, ont fait négliger ces précieuses observations en les transmettant à leurs souverains. Qu'on ouvre donc les yeux sur cet oubli, qu'on profite donc de ce qu'offre la position statistique du pays que je viens de nommer, et on n'aura rien à redouter du présent, et le futur assurerait la tranquillité immuable de cette partie d'Europe pour toutes les générations. En effet, tandis que la Russie s'accrédite depuis des siècles, près de différents gouvernements de l'Orient, tout ce qu'il y a de plus rusé, notamment parmi les êtres de race phanariote, pour l'espionnage, intrigue, complot, duperie, etc., nous avons vu ce qui se passait parmi les nonchalants représentants de Saint-James et des Tuileries, et nous ne pouvons taire ces circonstances du plus haut intérêt, sans les signaler à qui de droit. Excepté George Canning, ministre résident anglais, diplomate intègre, qui par sa capacité pouvait paralyser les manœuvres de la politique astucieuse du nord, l'ayant pleinement compris; il serait difficile d'en citer un qui sut apprécier l'importance du poste éminent de ministre à Constantinople, à cause de la vigilance sans interruption, et de l'énergie courageuse qu'on doit avoir, pour ne pas compromettre les grands intérêts d'équilibre et commerciaux de l'Europe; et, ce qui est doublement important, pour s'opposer avec fermeté au fléau qui menace le monde. Dans les derniers temps monsieur Urquhart, premier secrétaire de l'ambassade britannique, habile et prévoyant, a sans doute approfondi cette question sous beaucoup de rapports, mais c'est par fatalité qu'il n'a dû la servir qu'en qualité de secrétaire; tandis qu'en agissant de son chef comme ministre, avec les lumières répandues dans ses ouvrages, il aurait éclairci la complication, éloigné à jamais le péril, et honoré l'Angleterre et l'Europe dans sa personne. Les ministres des consuls, dans les principautés de Moldavie et Valachie, méritent encore moins d'éloges, et on s'abuserait fortement si on croyait qu'ils ne sont tout aussi importants; nous tâcherons de prouver ce que nous avançons, et nous montrerons en peu de mots que, sous bien des rapports, elles méritent la sauvegarde européenne la plus parfaite, et que la France, l'Angleterre et l'Autriche devraient être le plus dignement possible représentées de tout temps, près des gouvernements de ces principautés. Personne n'ignore que la Russie, entre autres moyens cachés bien expéditifs, mais aussi bien répréhensibles qu'elle exerce, pour parvenir à ses desseins qu'elle poursuit sans relâche, le mot coreligionnaire et l'appel aux peuples d'une race slavonne, sont ceux qu'elle proclament ouvertement; hé bien! dans les deux principautés, c'est la première protestation qui abonde, et par approximation, la seconde se trouve à son tour impliquée, car une fois maître des contrées qui la séparent des races slavonnes de la Hongrie, Bosnie, Krainie, Dalmatie, les manœuvres de second ordre, se feront grand jour, et dans cette conjecture, il ne souffrirait pas de dire adieu à l'Autriche, mais c'en est fait de l'Allemagne, de l'Adriatique, et un gracieux bonjour s'ensuivra pour les voisins français, les amis de 1812 et 1814. On pourrait pourtant garantir qu'on ne sera plus longtemps embarrassé; car ces hordes sauvages commencent d'abord par le bonjour, pour finir avec cette amitié tendre et ineffable dont ils ont donné tant de preuves par une bonne nuit à jamais; et la dynastie de juillet, que Nicolas adore, sera plus à même de se réjouir promptement de la bienveillance du czar, sans être dans la longue attente des nouvelles de Voznesenk; le cosaque saura être aussi vif que le télégraphe à lui communiquer les propos honnêtes du czar. La Moldovalachie, marche-pied de la Russie dans ses envahissements sur la Turquie d'Europe, peut prendre rang en fertilité parmi les plus riches contrées européennes: baignée de fleuves navigables, riche en bois pour la construction des navires, en bestiaux, en montagnes pleines de minéraux; ayant des ports de commerce de premier ordre, comme Galats, sur les bord du Danube, qui dispute son importance à Odessa, Trébisonde et les autres ports sur la mer Noire, et Ibraila, qui favorise également le commerce des produits valaques, une population de trois à quatre millions d'âmes, sont autant de raisons qui font désirer à la Russie l'asservissement de ce pays et l'incorporation à son empire; le rapprochement de cent lieux de ses Etats de ceux de la Turquie, et sa capitale, entourée alors des peuples slavons et des Serviens albanais de religion greco-russe, sont autant de motifs qui font hâter l'accomplissement de son projet. A différentes reprises, par exemple en 1734, 1789, 1807 et 1828, lors de ses guerres avec la Turquie, elle a manifesté le désir de s'emparer de ces provinces et l'Autriche, la Prusse et dernièrement l'Angleterre, s'y étant fortement opposées, elle s'est résignée à la patience, en travaillant par la voie de sa diplomatie corrompue; en facilitant la nomination des princes dans les principautés dévouées à ses plans; en nommant, comme un souverain de ce pays le ferait, un chef de quarantaines choisi parmi les employés russes, phanariote d'origine; en grossissant leur parti parmi les traîtres et les infâmes du pays, s'immisçant dans tous les intérêts nationaux, et entravant la marche de la civilisation; en achetant des partisans par des milliers de décorations qu'elle distribue, en soulevant les partis les uns contre les autres; en chargeant Stoardza, le plus satrape des gouverneurs de Moldavie, à faire naître des dissensions: tels sont les moyens dont elle se sert pour accélérer l'accomplissement de ses projets. Tout le malheur de ce peuple, qui se voit si souvent saccagé par des ennemis, empiété dans ses droits, et troublé même dans son état pacifique; toute l'insécurité de l'empire Turc, comme la raison principale que la paix se voit si souvent troublée en Orient, c'est qu'on conçoit de fausses idées en Europe de ces deux pays; c'est qu'on ne tient pas compte de tous les profits que la Russie tire de ces deux provinces, tous les intérêts qu'elle se ménage, tous les projets qu'elle calcule par son influence et la latitude qu'elle prend: en un mot, c'est qu'on la laisse faire, et on se laisse aller en ajoutant foi au tableau que la Russie, ou ses panégyristes salariés présentent de ses bienfaits qu'elle exerce par son protectorat; on se fie à des pygmées littéraires immoraux, qui croient pouvoir éclaircir de graves questions d'Etat, et qui sont assez lâches et assez corrompus pour ne pas croire même, que le premier principe fondamental en morale, en politique, comme en intérêt d'un Etat, est celui qui pourvoit à sa propre existence; car ils croient qu'il faut se soumettre au caprice, à l'arbitraire, au joug de l'étranger, en doutant que la plus noble lutte est celle de l'indépendance, la seule qui doit avoir pour loi sacrée, vaincre ou mourir. Je demande à ces âmes vénales, à ces reptiles qui prétendent que la Russie a répandu ses bienfaits sur ces provinces par sa protection, s'ils peuvent me citer un seul pays de cent et mille protectorats qu'elle a prétendu exercer sur des tribus et des peuples, et qu'elle n'a pas fini par assujettir? Je leur demande si c'est protéger que de s'emparer du territoire des protégés, après une guerre qu'elle a eue contre une autre puissance? Je demande si ce n'est pas plutôt une hostilité ouverte, et une tendance à anéantir toute nationalité? Pourront-ils me nier que la Russie s'est emparée de la Bessarabie, partie intégrante du territoire moldave, ayant guerre avec les Turcs? C'est cela qu'ils nomment protectorat? Et de là les bienfaits; c'est assez, j'espère, pour savoir comment les Néron, les Caligula, les Caracalla, entendent la protection, et ses panégyristes la bienveillance. Ces raisonneurs salariés croient encore que le peuple de ces contrées est énervé, que l'esprit national n'existe plus. Quels sont les motifs sur lesquels ils fondent leur assertion? Parce que des peuples, qui, par l'influence des forces majeures, restent stationnaires, ne pouvant ni s'opposer à un torrent accidentel, ni braver des circonstances physiques graves, peut-on conclure que la force morale leur manque? N'a-t-on pas vu la Grèce, après des siècles d'esclavage, avec une population de 500 mille âmes, rompre ses chaînes, soutenir un combat acharné, et recouvrer son indépendance? La Pologne n'était-elle pas sur le point, dernièrement, d'être aussi heureuse, si, par fatalité, des traîtres ne s'étaient trouvés dans ses rangs? Et pourrait-on croire que cette Pologne, qui n'a pas pu pour le moment résister, ne se sentirait pas dans toute sa vigueur, dans toute son énergie et en pleine conviction, qu'elle doit reprendre les armes dans un moment propice pour secouer le joug, cueillir des lauriers sur le champ de bataille, et recouvrer son indépendance? En doutez-vous? En ce moment, faites pour elle ce qu'elle pourra faire dans un temps déterminé, procurez-lui 500 canons, 500 mille fusils, un million sterling, et nous verrons si la Pologne restera sous la domination russe, ou bien si la Russie lui deviendra à son tour tributaire. Je le répète, qu'il faut être soi-même corrompu, lâche, énervé, pour concevoir des idées semblables et avoir l'audace de les publier. On considère encore ces deux provinces comme deux pachaliks, et ces peuples comme deux tribus qui occupent une dimension étroite, sans les examiner sous le point de vue géographique, ni sous le point de vue historique qui prouvent le contraire, et font clairement connaître qu'elles ont eu aussi leurs Césars et leur siècle de gloire et de grandeur; qu'elles possèdent encore leur langue, leurs mœurs, leur religion, leur esprit national; des institutions, des codes de lois qui les régissent; des tribunaux à l'instar de ceux de l'Europe; une constitution égale à tous les pays de l'Allemagne, laquelle serait développée, comme celle d'Angleterre et de France, si la Russie n'était venue comme un intrus, contrôler et entraver toute tendance de développement, tout élan patriotique, toute mesure civilisatrice: c'est qu'en dernier lieu on ne consulte pas les auteurs, et les publicistes distingués et véridiques qui peuvent faire autorité, et qui ont reconnu ces pays comme offrant tous les éléments nécessaires pour former un état solide, servant de barrière à la Russie et de garantie à la paix de l'Orient. Voilà, il me semble, des raisons puissantes qui font désirer que les grandes puissances soient représentées dans ces principautés par des hommes éminents, ayant des missions diplomatiques et non seulement commerciales. Jusqu'au moment où nous parlons, ils ne savaient, ni s'opposer aux empiétements russes, ni s'acquérir la confiance des gouvernements près desquels ils étaient accrédités, ni se munir de tous les moyens pour connaître ces pays sous leur véritable point de vue. On veut sauver la Turquie, la fortifier, et on a des raisons politiques à le vouloir; car si Constantinople et l'empire Ottoman tombent sous la domination d'une grande puissance européenne quelconque, l'équilibre de l'Europe deviendra une chimère, et la paix sera à tout moment troublée. La Turquie fait du reste des progrès, quoi qu'on en dise; ses ressources sont connues, et si l'ensemble est mieux dirigé, elle prospérera en créant un Etat intermédiaire entre elle et la Russie, elle sera à l'abri de toute attaque ennemie implacable, et le commerce européen jouira toujours de cette pleine liberté dont il jouit dans les Etats mahométans, liberté qui est le plus puissant ressort du commerce en Orient. On ne songe pas à trouver les vrais remèdes, on ne remonte pas à la source du mal, on ne fait pas, pour ainsi dire, le diagnostique de la maladie. On s'éblouit, on croit que la Turquie alimente ses trésors par le tribut annuel que les principautés de Moldavie et de Valachie lui payent, sans se donner la peine de voir de quel prix il est, et tous les inconvénients qu'il offre. Tout le capital de ce tribut ne lui suffirait pas pour l'indemniser d'une seule des forteresses qu'elle a perdues, qu'elle a vu démolir. La Turquie, depuis les derniers quatre-vingts ans, a été cinq fois impliquée dans des guerres terribles avec la Russie, dont chacune a amené l'occupation de la Moldovalachie de trois à quatorze ans même; elle indemnise par des millions de ducats en or et par un immense territoire, toute guerre qui éclate entre elle et la Russie; elle se voit menacée de perdre sa capitale, et elle tire trente à quarante mille ducats de ces provinces; comparez ces chiffres et tous les risques qu'ils entraînent, et vous verrez qui en a le bénéfice! Transportez le théâtre de la guerre dans tout autre pays, et vous verrez si la Russie est aussi prompte dans ses mouvements; la raison en est toute simple: c'est qu'elle n'a point l'appât de deux principautés; c'est qu'elle ne traverserait pas cent lieues dans un pays ennemi sans coup férir[1]; c'est qu'elle ne trouve pas partout une Moldovalachie riche qui pourvoit aux besoins de ses soldats. Elle a franchi l'immense chaîne du Balkan, à l'aide des bœufs moldaves et d'autres secours qu'elle a tirés de la nation moldovalaque; des milliers de villageois enlevés de leurs foyers, les suivaient dans les plaines pestilentielles de Bulgarie, pour moissonner à leur profit les produits qui se trouvaient sur leur passage, souvent on se servait d'eux comme de bêtes de somme; ce genre de cruauté, et l'intérêt qu'on porte à la race humaine, ne sont-ils pas des motifs puissants, pour que ce peuple puisse inspirer la sympathie en Europe? Peut-elle faire autant dans la Circassie héroïque, où elle fait la guerre depuis quarante ans? Oserait-elle épuiser par des charges si immenses le territoire cosaque, celui de Géorgie, de l'Imirète, Mingrèlie, Gouriel; qui n'attendent que le moment favorable pour tomber impitoyablement sur l'ennemi et secouer son joug atroce? Pour prouver encore mieux combien il est absurde et faux de croire que, maintenir ces deux provinces dans la dépendance de la Turquie, c'est pourvoir à sa force; et pour rendre clair, évident, palpable, à la portée de tout le monde; pour juger, je me permettrai de faire deux comparaisons, et si jamais homme judicieux croit y trouver des avantages, alors ceux de la Turquie sur les principautés, dans les circonstances actuelles, seront incontestables. Admettons en premier lieu que l'Allemagne ne puisse avoir les forteresses de Coblenz, Mayence, Trèves et Landau; et que la Prusse rhénane, le duché de Nassau, de Bade, le royaume de Wurtemberg, soient sous la protection française, et paient un tribut en argent à la confédération germanique, en lui imposant l'ordre de n'avoir ni point militaire, ni garnison; et que la France n'éprouve aucune résistance dans une invasion sur le territoire germanique, mais au contraire qu'elle puisse faciliter les besoins de ses armées à telle ou telle condition; ces pays seront-ils pour l'Allemagne de quelque utilité comparative? Croira-t-elle sa sécurité parfaite? Admettons la même chose pour la France. Si Strasbourg et Metz devaient être démolis, et qu'un rayon de cent lieues autour de Paris puisse seulement avoir garnison, avec la clause de lever une contribution, sans pouvoir ni recruter, ni s'immiscer dans aucun intérêt; serait-ce là pour la France une sécurité? Serait-ce là une garantie pour l'intégrité de son territoire, de sa capitale? Devrait-elle ne résister à son ennemi qu'à cent lieues de Paris et à Paris même? Ne serait-il au contraire préférable, si les circonstances le voulaient ainsi, de voir plutôt un Etat intermédiaire consolidé, capable de résister aux envahissements des uns et des autres? Hé bien! c'est le cas de la Turquie avec les principautés; car, d'après les clauses convenues dans leurs capitulations, elle ne perçoit qu'un modique tribut et ne peut s'immiscer dans l'administration intérieure, ni recruter des troupes, ni construire des forteresses, ni avoir des garnisons, ni même bâtir des mosquées. Avec un peu d'attention et des réflexions, tous les gouvernements et particulièrement celui de la Turquie et de l'Autriche, voudront pour leur intérêt immédiat et impérieux, celui qui touche à leur propre existence, voir ce nouvel Etat constitué sur des bases solides. Je passe à la dernière occupation de ces provinces par les armées russes. On veut entendre par cette occupation russe ce qu'on entend ordinairement en Europe, si je ne me trompe, lorsqu'une puissance a envoyé un contingent de troupes pour sommer un certain pays à remplir une demande légitime, après un arrangement convenu où un différend survenu doit être aplani. On se trompe étrangement, car d'ordinaire ce contingent n'a pas un but gouvernemental pour le pays qu'il vient occuper, il ne s'immisce pas dans les affaires locales, et encore moins de droit; il ne peut fouler aux pieds la juridiction du pays, les droits et les prérogatives des habitants et s'enrichir aux dépens des deniers de l'Etat; mais c'est précisément ce qui a lieu durant une occupation russe dans ces provinces, quoiqu'elle se déclare solennellement protectrice, et quoique ces pays ne lui aient pas fait la guerre jusqu'alors, si ce n'est aux Cosaques dont jadis les Russes étaient les tributaires.Malgré les proclamations de leurs généraux en chef, dans lesquelles ils faisaient des protestations d'amitié, de bonnes intentions, de fraternité et de tout ce qui peut flatter l'oreille et calmer les esprits, il en était tout autrement en réalité, et nous prions de remarquer que ce n'était pas un passage ou une occupation dans un pays, comme la France, l'Allemagne fortement organisés, où les peuples auraient pu énergiquement s'opposer à une soldatesque effrénée; mais c'était sur une terre saccagée à différentes reprises par l'ennemi et appauvrie par les malfaiteurs du Fanar, qui avaient une avidité insatiable; et malgré ses maux et en présence de ces innombrables armées, l'oppression était tellement sensible, que tous les esprits étaient mis en fermentation, et, rien qu'un signal manquait pour qu'une révolte générale se manifestât et écrasât impitoyablement l'ennemi usurpateur, qui s'était servi comme à l'ordinaire d'un masque amical et protecteur. On connaît beaucoup en Allemagne, en Angleterre, en France la barbarie de ces hordes, mais, pour que le lecteur puisse se faire une idée plus juste, il n'a qu'à passer en revue les paroles de Frédéric le Grand, dans ses œuvres posthumes, sur les soldats de cette nation; il les dépeint comme incendiaires, pillards, etc., etc., et nous pouvons confirmer que leurs infamies ne se bornent pas aux simples soldats, mais qu'elles se rencontrent très souvent parmi les officiers, et même parmi les officiers-généraux, à peu d'exceptions près. D'ailleurs le principe: pillez pourvu qu'on ne vous attrape pas est tellement enraciné en eux, et connu de tout le monde, qu'on ne pourrait plus le révoquer en doute. Indépendamment de ces maux permanents, pendant tout le temps de cette occupation, les exigences et les vexations de tous genres dans leur passage pour la Turquie et le retour, ont dévasté les villages qui se trouvaient sur leur route, et pas seulement la propriété, mais aussi l'honneur et la vie des habitants se trouvaient à tout moment menacés et en péril, les employés du gouvernement local couraient les mêmes dangers, ainsi que les voyageurs qui avaient le malheur de se trouver sur la même route. On a vu souvent dix soldats être logés chez un villageois… On peut se faire une idée du sort de ces malheureux. Le drame de cette occupation serait très long et très pénible à retracer; je rappelle à la mémoire du lecteur l'invasion des hordes les plus barbares, et ils pourront tout aussi bien s'orienter dans l'accueil de leurs idées là-dessus. Je veux passer à leur gouvernement pour donner une idée peut-être incomplète. D'abord leur entrée en Moldavie était d'un caractère lâche, elle s'est effectuée pendant la nuit; leurs moyens de tranquilliser ont été avilissants et trompeurs. Au moment où une proclamation du maréchal Viltgenstein, passait de main en main pour faire croire aux habitants leurs desseins loyaux de réhabiliter complètement le pays dans ses prérogatives comme nation, on enleva avec violence du sein de leurs familles, ceux qu'on croyait patriotes, et on les escorta en exil[2] et peu de jours après son chef d'état-major ne rougit pas après un document si solennel, d'installer des tribunaux militaires, de menacer militairement, de punir à volonté. Leurs exigences en fait de transports, comme en fait de prestation de produits en nature, de la sueur du villageois, avaient causé la plus grande alarme et la misère dans ce pays si fertile et si riche. La valeur de ces rapines s'élève à plusieurs millions de piastres, monnaie du pays; excepté les dommages et intérêts, et pour toute indemnité des assignats ont été distribués, en comptant le quart du prix pour les produits en nature, on n'a payé ensuite que la dixième partie de cette somme réduite, ne tenant compte ni du roulage, par lequel plusieurs mille bœufs ont trouvé la mort, ni des forêts qu'ils ont dévastées, ni du labeur des villageois sans salaire; dans tout cela le lecteur trouvera la magnanimité et la générosité qu'on fait présider ordinairement aux actions du Czar, qui a cru équitable de s'approprier ces produits par-dessus le marché. Faisons la caractéristique des gouverneurs de ces provinces. Souverain ou gouverneur, le narrateur leur doit une page véridique, et il fausse son œuvre s'il ne raconte sans ménagement et avec impartialité, leurs actions, capacités, vertus, faiblesses, crimes, actes de bienfaisance ou despotique qu'ils ont commis. Le premier président, comte Puhlen, nommé pour les deux principautés, administrateur capable était aussi un gouverneur civil russe, qui n'envisageait pas le knout comme mesure gouvernementale indispensable; c'est pourquoi un militaire russe féroce, nommé Joltuchin, qui entendait par excellence son métier le remplaça. La brutalité de cet employé n'a pas même ménagé le consul-général britannique, qu'il osa insulter. On croit voir dans la personne d'Ali pacha, le plus grand satrape, on n'aime pas à examiner avec la même sévérité ceux qui sont vêtus de l'habit européen, et pourtant il ne faut pas juger que par les actes, et quant à ces actes, ils ont prouvé qu'il ne savait ni respecter les immunités que le droit des gens accorde aux représentants des nations, ni avoir les égards que tout pacha observe par excellence pour les corps constitutifs de l'Etat qu'ils sont ordonnés à gouverner. Les sultans même convoquent leurs divans pour prendre conseils dans les cas urgents; tandis que Joltuchin voulait de son chef, faire la loi, et l'exécuter dans un pays qui devait nourrir 200.000 hommes de troupes, lequel par suite de cet énorme poids, amena une misère générale; dans des circonstances si critiques, tout gouverneur même le plus despote et le plus arbitraire a recours à des hommes éclairés et intègres de la nation, pour obvier au malaise par des mesures sages et en connaissance de cause, c'est ce que l'ignorant ne croyait pas nécessaire, il avait surpassé les désirs mêmes de Nicolas son maître, car il voulut que ces provinces lui servissent à l'avenir avec la même efficacité; et il en saura profiter tant que les cabinets se maintiendront dans l'assoupissement sur tous leurs devoirs. Le général lieutenant Kisseleff, chef d'état-major, à l'entrée des troupes russes était nommé président en remplacement de Joltuchin, que la mort a enlevé; il n'avait que les qualités du salon et le jargon de société, c'est déjà quelque chose pour un Russe; par ses manières affables, il adoucissait le sort triste de ceux qui souffraient, mais point de capacité gouvernementale, point d'instruction utile aux rennes du gouvernement; entouré de grecs phanariotes (race qu'on ne pourrait assez stigmatiser), il suivait leurs conseils pernicieux, et dans l'espoir de devenir prince de ces pays il tâcha de se créer un parti, et de là parfois les louanges des hommes superficiels. Les hommes d'Etat, on les apprécie au conseil mais pas au salon, c'est pourquoi on rencontre mille cavalière servante et tzutzubei et à peine un homme d'Etat éminent. La vice-présidence de Moldavie était occupée par Mircovitz, ignoré en Russie, il avait le rang de maréchal-de-camp, mais dans les armées de France à coup sûr il n'aurait pas eu le poste de sergent-major. Le maréchal Diebitz et d'autres grands de l'empire russe, qui ont favorisé son avancement, savaient bien que ce n'était pas par son mérite qu'il parviendrait mais en considération de… qu'il parvint aux honneurs. Dans les salons de Pétersbourg avec une gracieuse compagne on fait souvent fortune… Personne pourtant n'aurait pu mieux représenter la brutalité moscovite. Quels sont les gouvernements d'aujourd'hui de ces pays? Devrais-je m'occuper à les faire connaître? Pourrait-on les ignorer? En douterait-on sur les conséquences d'un arbitrage et d'une influence russe? Comme j'hésite à croire tout cela, je me borne à dire seulement qu'ils sont empreints du caractère des précédents, façonnés à la manière de ceux qui les ont créés et de qui ils tiennent les mandats. Voilà l'appât que l'Angleterre, la France, l'Autriche et la Turquie laissent toujours à la Russie, sans lequel tous les trésors de son empire ne lui suffiraient pas pour faire la guerre aux Turcs, et se maintenir avantageusement deux mois de suite.La Russie, dans sa dernière campagne, avait entraîné une partie des montagnards de la petite Valachie, tireurs excellents, dans la guerre contre les Turcs, et leurs succès ont été plus couronnés que ceux d'une forte division russe; aujourd'hui elle aurait à sa disposition dix mille hommes de troupes régulières bien disciplinées, qu'on a organisés dans les principautés. Si, au contraire, on constituait ces deux pays en royaume, avec la clause formelle que jamais les armées d'une puissance étrangère ne pourront avoir leur passage, vous établirez une barrière efficace à la Russie; le commerce libre prospérera, les forteresses turques sur le bord du Danube seront à l'abri de toute attaque, et comme la Russie serait réduite à ne pouvoir opérer que par le littoral de la mer Noire, jamais elle ne pourra effectuer de débarquement même de la vingtième partie des forces de celles qu'elle a mises sur pied pendant la dernière guerre; car, par terre, en Bulgarie, la Turquie a trois grandes forteresses, Toulcha, Isaktcha et Hirchova, et pourrait en bâtir deux autres pour bine se fortifier du côté de l'étroite frontière qui la sépare de la Russie. La Moldovalachie construirait une forteresse près de Galatz et deux autres sur la rive de Pruth, elle mettrait en temps de guerre jusqu'à soixante mille hommes sur pied et ferait respecter son territoire et sa neutralité. Ajoutez une flottille anglo-française à l'embouchure du Danube, et on pourra se reposer en paix à jamais. La Turquie payera bon marché une fois pour toujours son repos. L'Autriche trouvera une garantie dans sa domination sur une partie des peuples slavons, son commerce sur le Danube, comme celui de l'Allemagne, la France et l'Angleterre marchera toujours en croissant. La ligne commerciale de Trébizonde, pour l'Asie mineure, la Perse et les Indes, n'aura plus la gêne d'aujourd'hui; l'Europe, et particulièrement l'Angleterre dans ses relations avec l'Asie, ne sera plus contrôlée et chicanée par l'insolence des croisières russes. Par l'intermédiaire de ce nouvel Etat constitué sur des bases solides et consolidé par le vœu unanime de l'Angleterre, la France, l'Autriche et la Turquie, on sauve l'Orient; la paix sur cette partie, depuis si longtemps désirée, sera établie dans toute sa force; le vœu politique de voir l'empire Ottoman exister sera atteint; l'ambition des czars trouvera des bornes, la soif des conquêtes rencontrera des obstacles insurmontables; la civilisation ne sera plus entravée dans sa marche, et tout l'Orient se ressentira de cette mesure sage et efficace. L'importance de ces mesures se fait bien sentir, les faits parlent clairement, le souvenir des derniers désastres de deux principautés, de la Turquie, et par contre-coup de tout ce que les intérêts européens en Orient ont souffert sont encore palpitants. La faiblesse de l'empire musulman, et le dénuement de tous les moyens de se soutenir dans sa dernière lutte sont connus. L'alarme de l'Europe de voir la clef du commerce du Levant dans les mains des Moscovites, et les projets russes sur le monde entier, qui datent de loin, l'occupent. Toutes ces causes nous paraissent des raisons plus que suffisantes pour attirer l'attention et susciter la méditation des gouvernements et des hommes d'Etat. Il me semble avoir bien prouvé que les principautés sont pour beaucoup dans la question d'Orient.En résumé, la Turquie, en y réfléchissant avec maturité, trouvera qu'elle peut bien se passer du modique tribut que ces pays lui offrent pour voir la sécurité dans son empire; l'Autriche sortira de son apathie pour l'intégrité de son territoire, et l'Angleterre et la France, pour l'intérêt de la civilisation et du commerce, exécuteront le projet d'un royaume moldovalaque, compatible avec leurs intérêts, leur dignité, leur honneur et avec la paix en Orient.
[1] La Russie a démoli les forteresses turques de la rive gauche du Danube, ayant stipulé, par le traité d'Andrinople, que jamais point militaire ne pourra être établi sur cette rive, ni garnison turque; qu'aucun établissement militaire ne devra se trouver sur le territoire des deux principautés, en fixant aussi le nombre de troupes nationales dans ces contrées; on conçoit aisément que l'utilité apparente des principautés est en réalité favorable uniquement aux projets russes.[2] L'archevêque de Valachie, ce prélat unissait toutes les qualités respectables, il fut exilé et des personnes notables de Moldavie furent transportées dans la forteresse d'Ekaterinoslav en Russie.


by Ion Ghica