Plus Fort Que La Mort

Nous ne jouissons que des êtres et le reste n'est rien.Vauvenargues Toute œuvre dramatique d'Eugène Ionesco se trouve en puissance dans son premier livre (Nu, Bucarest, 1934; Non, tr. Fr., Paris, 1986) et finalement quintessenciée dans son dernier (La Quête intermittente, Paris, 1987), deux livres fabuleux, époustouflants et pathétiques. Ces deux livres n'ont pourtant rien à voir avec le théâtre. Le premier est un livre de critique littéraire, le dernier un vrai journal. La parution de Non avait soulevé dans la vie littéraire roumaine une tollé sans précédent. L'auteur (25 ans) prenait à partie quelques-unes des gloires les plus établies et en faisait une hécatombe de rois de carnaval. Avec une verve irrévérencieuse endiablée, une férocité aussi implacable que jouée, il réduisait à néant (ou, pis encore, à presque rien) des auteurs des plus admirés. Tout cela d'une cocasserie inénarrable, d'une espièglerie bouffonne sans bornes. Au beau milieu d'une "étude" destructive sur l'un des poètes les plus illustre de l'époque, une note en bas de page avertit que venant de relire l'œuvre de ce poète il trouve qu'en effet il a du génie, mais, que faire, la moitié de "l'étude" étant écrite il n'en peut et doit aller jusqu'au bout. D'un roman fameux de Mircea Eliade, il rend compte deux fois, une fois le portant aux nues, puis l'éreintant sans merci. Sans parler de toute une galerie de brefs portraits de la faune des cafés littéraires; des salles de rédaction, des cénacles, enlevés à l'emporte-pièce en quelques traits inoubliables. Toute cette comédie de la vie littéraire n'était pas qu'un simple canular, irrésistiblement drolatique. Au centre du livre se trouve un nombre de pages, sous forme de journal, sur la mort. Sur la mort en tant que réalité ontologiquement présente, la mort inscrite dans la texture somatique de l'être humain. La mort non seulement imminente mais aussi immanente. Elle est dans l'air qu'on respire, on la sent sur les lèvres de la femme aimée. L'existence de l'être humain est non seulement précaire (ce lieu commun n'éveille plus aucune représentation) mais incertaine, fantomatique, évanescente. La mort est partout, elle nous habite, elle nous ronge. L'être n'est pas seulement mortel (ça, on s'y accommode, la paresse de la pensée aidant), il est mourant. Mourant. Cette réalité apparaît d'autant plus poignante qu'il traite de manière non moins farfelue que le reste, avec des jeux de mots et des distorsions lexicales, lesquels n'en dissimulent guère la gravité, bien au contraire. Par rapport à cela, les vanités littéraires, les gloires publicitaires, les simagrées intellectuelles sont dérisoires et futile. Autant s'en gausser à cœur-joie, destituer ces faux prestiges, dégonfler ces billevesées. La gent littéraire, quel ridicule engeance! L'Avare, l'Hypocrite, le Jaloux, le Pédant ont bien trouvé leur compte devant l'ordalie de la risée. Mais l'Auteur! Imbu de son propre néant il ne songe qu'à trouver son nom dans les rubriques littéraires! Ne s'inquiétant nullement de son salut il n'est curieux que de l'opinion imprimée. Cependant, en dépit de cette parodie de la critique, le jeune Ionesco s'avère bien plus avisé dans les détails que ne l'était les maîtres du genre. À propos d'un important écrivain, qu'il contestait et qui se disait proustien, Ionesco fait en passant quelques remarques non seulement extrêmement pertinentes, mais aussi audacieuses à l'époque, sur la conception architectonique, la cohérence et la symétrie de la construction proustienne, aussi bien que ses correspondances intérieures. À l'époque avait cours les opinions de ses premiers commentateurs (Paul Desjardins, J. Ortega y Gasset, Thibaudet) lesquels croyaient y trouver une composition aléatoire et une dissolution de la personnalité (il est vrai qu'ils écrivaient cela avant la publication intégrale de l'œuvre, mais il n'est pas moins vrai que même plus tard ces opinions continuaient d'être acceptées). J'ai fait cette digression pour relever la vocation critique d'Eugène Ionesco. À 19 ans il publiait déjà des feuilletons remarquables et "sérieux". Mais dans un bref texte intitulé Ex-critique, paru deux ou trois mois avant Non, il écrit ceci: "…pendant ce temps nous bavardons sur la mort, peur, cataclysme, sans plus avoir le sens de la mort, de la peur, du cataclysme. Parce que nous faisons de la littérature, la mort, la peur, le cataclysme son devenus des sujets connus, défraîchis, des modes et des prédilections littéraires, des cartouches à blancs. Et même ce constat est une cartouche à blanc (…) dans quelques années, en effet, les gens auront perdu le sens vrai, le sens vécu de la mort, car ils sont des animaux culturels et il ne leur sied de parler que des sujets admis par la culture." Eh bien, alors, ces sujets admis ne sont que foutaise! Donc la mort comme réalité vécue, comme fait existentiel, voilà ce qui importe avant tout. Cela ne peut avoir comme immédiate conséquence que la question du salut. Qu'on y croit ou non, la question se pose inéluctablement. Du reste, croire, ne pas croire, qu'est-ce que ça veut dire? Comme dit Unamuno: "la foi vit du doute et n'en triomphe pas". On peut tout aussi bien dire que le doute vit de la foi et n'en triomphe pas. Et dans un cas comme dans l'autre (ce n'est pas une alternative: les deux sont simultanément vrais, car en fait identiques) il n'en reste pas moins cette perplexité: à quoi bon, la littérature? Eh bien, on ne saurait pas s'en passer. Non seulement parce que le monde ne serait rien sans elle: elle lui est conaturelle. (Oui, pensez-y bien: elle lui est conaturelle). Mais on ne saurait s'en passer surtout parce que ceux qui en sont mordus y tiennent mordicus. (Eugène Ionesco: "Pourquoi j'écris? J'en suis à me le demander.") La littérature est vanité. La vanité est littérature. Mais puisque, selon l'ecclésiaste, tout est vanité, alors sans vanité il n'y a rien. Mais vanité veut justement dire: rien. Donc sans rien il n'y a rien, mais avec rien il y a peut-être quelque chose. Ou bien, selon une thèse fondamentale de Hegel: L'être et le rien sont une et même chose. Et la vanité, tout rien qu'elle soit, elle existe, on la rencontre partout. Le rien que nous sommes existe dans le rien qu'est le monde. Et ce rien que nous sommes existe dans le rien qu'est le monde. Et ce rien que nous sommes tire son existence du fait que toute littérature est vaine. Mais la littérature est vraie pour autant qu'elle implique la mort. C'est-à-dire l'amour. Car nous ne pouvons aimer que ce qui est destiné à mourir. Ce qui est vulnérable et mortel. Nous ne pouvons pas aimer les dieux immortels. On ne peut que les craindre. Mais notre Dieu à nous, chrétiens, s'est fait homme vulnérable et mortel. Il fut supplicié et mourut. C'est pourquoi nous pouvons L'aimer. C'est pourquoi nous L'aimons. Nous Le craignons aussi. Mais Le craignons dans l'amour. Nous craignons de Le peiner. La crainte de Dieu c'est le commandement de la sagesse (Job). Mais notre foi est vacillante. La sagesse nous fait défaut le plus souvent. Nous oublions de craindre Dieu. Nous sommes trop assaillis par d'autres craintes. Le sens de la mort, de la peur, du cataclysme, dont parlait Ionesco en 1934, était réel et présent aux époques où la crainte de Dieu était elle-même (quoiqu'il y eût toujours des impies), et la crainte de Dieu était en même temps l'exutoire des autres frayeurs; il n'en est plus de même aujourd'hui: la représentation de ces frayeurs prenait alors des formes hyperboliques; de nos jours, l'hyperbole ne joue plus dans la représentation mais dans l'événement même? Nous n'en avons plus la représentation hyperbolique parce que nous n'avons plus de façon dominante et perpétuelle la crainte de Dieu. À défaut de la crainte de Dieu nous avons les "droits de l'homme". Ces frayeurs, Ionesco les perçoit sous la forme de l'hyperbole, du dérèglement catastrophique et les apprivoise en même temps, mais de façon pas tout à fait rassurante, par une drôlerie énorme, grotesque et d'aspect postiche. La dilatation hypertrophique des choses, leur prolifération accablante est dans le théâtre d'Eugène Ionesco un aboutissement implacable. Les rhinocéros. Les centaines de milliers de guillotines qui se dressent dans son Macbett, les tonnes de sang qui s'y déversent en inondant la terre. Les chambardements finaux dans la plupart de ses pièces. Les cadavres jonchant sur le plateau, tombés par centaines sous le souffle de la mort infestant la cité, dans Jeux de massacre. Tout cela commence dans la Cantatrice chauve par une forme de "moindre mort", si j'ose exprimer ainsi, mais fondamentalement bouleversante si on y réfléchit, la mort de l'identité et de la communication. Ce qui se traduit par une cécité de l'identification et par une loquacité qu'on pourrait qualifier d'aphasique. Dans La leçon, ce qui est plus effarant encore que le crime sadique, c'est sa réitération comme sur bande roulante plusieurs dizaine de fois par jour. L'hécatombe des rois de carnaval dans la comédie critique de Non se mue dans le théâtre ionescien en une hécatombe universelle. Mort, tuerie, viols, cataclysme, autodafés, forfaits, fourberies, malheurs, s'entassant les uns sur les autres à folle allure, sous l'espèce d'une mascarade, d'un bal de tête, dans un décor postiche, lestement distribué comme des cartes à jouer, tout cela d'une vérité saisissante qui vous poigne à la gorge: c'est Candide.J'ignore si Eugène Ionesco y a jamais pensé, s'il s'en rendait compte, mais je trouve une similitude frappante entre son théâtre et Candide (que j'avoue tenir pour l'un des livres capitaux de l'humanité): même génie irrésistible et sommaire.Candide et Cunégonde finissent leurs jours ensemble, dans la paix et la sagesse, comme aboutissement, quoiqu'il en soit, d'un amour à longueur de vie. Cunégonde a perdu sa beauté, est devenue acariâtre (comme Natacha à la fin de Guerre et la paix). Qu'à cela ne tienne! Il est dit que l'amour pardonne tout et supporte tout.L'être seul, qui n'a rien dessus de soi-même, qui n'aime que soi-même, finit par s'ennuyer, même s'il a la chance de pouvoir de se payer du bon temps; son espoir est médiocre ou nul, en fait il finit dans le désespoir. Le bonheur personnel est utopique. Il n'y a de bonheur que partagé. Pour celui-ci la perspective de la mort est plutôt lubrifiée par la mélancolie qu'enténébrée par le désespoir. C'est l'amour.Qu'est-ce que l'amour? À mon sens, l'amour c'est vieillir ensemble et s'émouvoir des rides qui s'inscrivent sur le visage de sa compagne (et réciproquement). Il n'y a de vrai amour que l'amour du couple vieux. L'amour de jeunesse est une flamme, il résiste rarement durant une vie. Celui du couple mûr est grave, il a des chances d'être vrai; mais il y a encore de l'égoïsme, les tentations diverses et surtout le refus de vieillir, refus enlaidissant et odieusement ridicule.La plus belle pièce illustrant le premier cas – c'est Roméo et Juliette, pour le second c'est Antoine et Cléopâtre. Mais quant à l'amour vrai, celui qui a surmonté toutes les épreuves, comme le drapeau loqueteux d'une troupe victorieuse, eh bien, la plus belle pièce de théâtre sur ce sujet est une comédie en un acte: Le père Léonidas face à la Réaction, de Caragiale, dans laquelle la vieille épouse donne plusieurs fois cette réplique à son conjoint: Eh, mon chou, des hommes comme vous, ça ne court pas les rues!Le vieux couple de Père Léonidas est l'archétype des couples du théâtre d'Eugène Ionesco, notamment de celui des Chaises. Il me semble évident que Ionesco en était conscient, du reste il l'a déclaré presque expressément plus d'une fois. Il me semble tout aussi évident que cela n'est point seulement l'effet d'un choix délibéré mais aussi celui d'une affinité profonde.On pourrait affirmer d'ailleurs que le couple vieux est le thème essentiel d'Eugène Ionesco. La mort insérée dans le devenir corporel c'est le vieillissement. Mais le vieillissement du couple amoureux c'est en même temps l'antidote de la mort.Tout couple réellement amoureux n'a plus profond souhait que de mourir ensemble; s'il s'agit s'un couple vieux; il y a toutes les chances pour chacun d'en triompher. La quête intermittente est le témoignage pathétique et brutal de ce triomphe; ce livre choquant et totalement dénué de cautèle est le testament d'Eugène Ionesco. Il clôt de la manière la plus conséquente la boucle ouverte par Non. C'est un bulletin de la décrépitude, tenu avec un scrupule exhaustif, sans omettre surtout les détails les plus ingrats, voire les plus scabreux, comme pour liquider tout son solde débiteur d'humilité. Car cette quête est la quête du salut. Elle est intermittente parce que nous sommes de plus en plus faibles, nous sommes de plus en plus essoufflés, nous sommes vacillants, notre foi est vacillante, elle ne vient nous épauler que par à-coups; mais aux approches de la fin c'est l'angoisse qui nous enhardir; il nous faut saisir ces instants pour ne pas désemparer. Cette angoisse est peut-être une astuce de la foi.Aux approches de la mort, Eugène Ionesco ne se gêne plus de crier du haut de sa célébrité mondiale son amour, sa pitié, sa gratitude pour sa chère Rodica; il proclame ses regrets et sa honte pour ses manquements envers elle. Il s'émeut devant le monde entier de la voir s'amenuiser, se ratatiner auprès de lui. Dans l'un de ses tout derniers textes il parle avec tendresse des mains de sa femme, mains déformées, recroquevillées, émouvantes.Sainte décrépitude du vieux couple amoureux, plus fort que la mort! Despre lucrurile cu adevarat importante, Polirom, 1998


by Alexandru Paleologu