Mémoire Sur La Possibilité De Réglementer Par Voie D’entente Internationale L’exploitation Des Richesses De La Mer

Le "Comité d'experts pour la codification progressive du droit international" de la Société des Nations a eu, à coup sûr, une heureuse idée, qui répondait à un besoin très ressenti, en portant sur la liste provisoire des matières de droit international, dont la solution par voie d'entente internationale serait "souhaitable et réalisable", la question suivante: "S'il est possible d'établir par voie d'entente internationale des règles concernant l'exploitation des richesses de la mer".Cette idée répondait à un besoin réel, car il s'agit là d'un grand et très important problème qui ne peut être résolu que par voie d'entente internationale. En effet, les richesses de la mer – qui pour certains peuples, voire pour des États se trouvant au plus haut degré de civilisation, représentent la principale source d'alimentation et de profit et ont parfois une influence prépondérante sur toute leur économie nationale ainsi que sur le bien-être de la population, tandis que, pour d'autres, elles représentent une grande réserve d'alimentation pour l'avenir – en sont arrivées, à certains égards, à être menacées dans leur productivité à cause de la rapacité de l'homme et des méthodes destructrices employées dans leur exploitation. Certaines espèces d'animaux aquatiques de grande valeur, qui servent de base à de grandes industries, en sont même arrivées à être complètement détruites.L'exemple des cétacés – baleines – cité dans le rapport magistral de M. J.-L. SUAREZ, présenté au Comité d'experts de la Société des Nations, où il est dit que sur le nombre de tout au plus 10, 12.000 – auquel on évalue les baleines qui seraient encore en vie actuellement – on en tue chaque année 1.500, et que partant, dans dix ans elles seront complètement exterminées, est concluant. Non moins concluant est l'exemple des harengs, Cluepa harengus dont le nombre, comme on le sait, commence à diminuer à cause des nouvelles méthodes de pêche. On sait, en effet, que leur importance pour l'alimentation et l'économie nationale entière des peuples du Nord de l'Europe est si considérable que les années où les bancs formés par ces espèces de poisson n'approchaient pas des côtés de la Norvège étaient considérées dans ces pays comme une vraie calamité nationale. C'est précisément pour éviter les désastres provoqués, certaines années, par le fait que les bancs des harengs n'arrivaient pas aux côtes de certains pays que la science a minutieusement examiné les migrations et les conditions générales de vie de ces poissons, afin de savoir l'endroit et la profondeur où ils se trouvent et pouvoir ainsi y envoyer les flottes de pêcheurs de harengs. Cette intensification de la pêche – appuyée par les recherches biologiques et le perfectionnement technique continu des engins de pêche, des vaisseaux de navigation et des méthodes de façonnement des produits – commence cependant à montrer ses effets désastreux par la baisse incessante de la production. Les mêmes effets dangereux commencent maintenant à se faire voir chez toutes les autres espèces de poissons migrateurs, tels les gadus, les sardines, les maquereaux, le thon, etc.… qui se réunissent en bancs apparaissant à des époques déterminées dans certaines régions Newfoundlandbank, Islande, Mer du Nord, etc., où ils forment l'objet de grandes pêches bien connues, auxquelles prennent part les flottes de pêcheurs de tous les peuples de navigateurs. Le façonnement du poisson pris par eux occupe une industrie puissante, comptant des milliers de fabriques, des frigorifères et toutes espèces de coûteuses installations, répandues dans tous les pays sue les côtes de tous les continents. Cette industrie donne du travail à des milliers d'ouvriers et sert à l'alimentation de la population de l'intérieur du pays, même de celle qui vit dans les endroits les plus isolés.Il en est de même des autres poissons migrateurs, appelés Anadromes et Katadromes, tels les saumons, les aloses, les muges, les esturgeons, Acipenser, les anguilles, lesquels vivant dans des mers et des océans, viennent dans les fleuves et les eaux intérieures du continent pour se reproduire ou vice versa. Là encore on remarque la même diminution progressive de la production qui a depuis longtemps alarmé divers États et leur a fait prendre dans, leurs législations – du moins en ce qui concerne les eaux intérieures – les mesures de ménagement, voire même de repopulation artificielle. Toutes les mers ont leurs espèces caractéristiques de poissons migrateurs. Plus ces espèces ont une valeur commerciale importante, plus elles sont recherchées et plus leur production accuse une décroissance prononcée.Comme Roumain, je dois citer ici l'exemple des esturgeons de la mer Noire, Acipencer huso, A. Güldenstacdtii, A. glaber, A. sturio, A. ruthemus et A. stellatus, qui, en dépit de toutes les mesures de ménagement appliquées par la Roumanie dans les eaux du Danube et devant ses embouchures – mesures devenues, à la suite de conventions spéciales, obligatoires aussi pour quatre autres États riverains du Danube – accuse une baisse continuelle de production. Cette baisse se manifeste par une diminution de plus en plus accentuée des dimensions et du poids des spécimens pris. Depuis que le caviar des esturgeons de la Mer Noire et de la Mer Caspienne est devenu dans le monde entier un produit si recherché qu'il ne saurait manquer au menu d'aucun restaurant élégant, même à Paris ou à New York, la poursuite de ces poissons a pris des proportions inquiétantes. On ne se contente plus actuellement de les pêcher, au moyen de simples engins du temps passé, seulement aux embouchures des fleuves où ils étaient protégés par le régime sévère de ménagement des lois roumaines; des bateaux appartenant à d'autres nations les poursuivent, dans la mer, aux endroits où grandissent les petits et où ils sont exterminés, car aucune loi ne peut y empêcher la pêche, ces endroits-là étant le domaine international, le "Mare liberum". Le résultat en est que le grand poisson – les spécimens de 4.600 kilos – qui autrefois venait en abondance aux embouchures des fleuves affluents de ces mers, devient de plus en plus rare et que les anciennes colonies de pêcheurs qui se livraient à la pêche de ce poisson s'appauvrissent.Partout donc se font entendre les plaintes des pêcheurs du fait que le poisson diminue – comme les baleines, les phoques et plusieurs autres espèces précieuses d'animaux aquatiques qui sont déjà disparus. C'est là le signal d'alarme donné par la nature qui nous avertit que même dans la mer on ne saurait plus pratiquer longtemps les méthodes barbares d'exploitation en usage jusqu'à présent, Raubwirtschaft, et que ces méthodes doivent le plus tôt possible faire place à une exploitation rationnelle, fondée sur un système de mesures internationales de ménagement, dictées par la science à la suite des résultats des recherches océanographiques et biologiques. *De tous ces faits et observations, il y a donc lieu de tirer les conclusions suivantes:1o Que la voie dans laquelle est entrée actuellement l'exploitation des richesses de la mer est très dangereuse, pouvant mener à la destruction, à brève échéance, de la plus grande richesse naturelle que la nature ait mise à la disposition de l'homme, à savoir de la grande réserve d'aliments et des toutes espèces d'autres produits utilisables, de laquelle l'humanité, avec ses populations, si rapidement croissantes, doit tirer profit à l'avenir. Que, partant, c'est d'un intérêt vital pour l'humanité tout entière de mettre un terme à cet état de choses et de trouver des solutions scientifiques et pratiques pour un nouvel acheminement de l'exploitation de ces richesses qui n'appartiennent pas seulement à certains Etats, mais à tout le monde et par conséquent à l'humanité entière.2o Que les causes principales de cet état de choses inquiétant sont celles-ci:a) La croissance rapide des populations des divers pays, croissance qui n'a pas marché de pair avec l'augmentation de la production des aliments habituels, la multiplication et le perfectionnement des moyens de transport, le perfectionnement de l'industrie du froid et de celle des conserves, le perfectionnement et la multiplication de toutes les industries qui façonnent les produits de la mer et leur donnent les formes les plus accessibles aux besoins humains, et, enfin, tous autres perfectionnements techniques qui ont mené à l'augmentation de plus en plus forte de la consommation des produits de la mer, ainsi qu'à une augmentation considérable de leur valeur commerciale.b) Les progrès de la technique et du machinisme qui ont perfectionné, dans un très court espace de temps, les méthodes et les engins de pêche et de poursuite, de telle façon que l'on prend et que l'on détruit beaucoup plus que ne peut remplacer la force naturelle de reproduction de certains animaux aquatiques.c) Les progrès des recherches des sciences biologiques qui, ayant étudié les migrations complètes de chaque espèce d'animaux aquatiques, ont indiqué les endroits où on peut les trouver à toute époque de l'année et la manière dont on peut les prendre plus aisément. Et cela sans que la science ait actuellement la possibilité d'appliquer les mesures nécessaires pour empêcher qu'on ne les prenne aux endroits et aux époques où leur pêche devient un péril pour la conservation de l'espèce.d) Le capitalisme, qui a trouvé dans cette forme barbare d'exploitation, Raubwirtschaft, un bon rendement et qui participe de plus en plus activement à son organisation et à son développement. L'exemple des sociétés par actions pour la pêche des baleines cité par M. Suarez dans son remarquable rapport est, à cet égard aussi, très concluant, et enfin,e) L'état actuel du droit international, qui n'est pas encore parvenu à mettre l'humanité en mesure de défendre un des intérêts les plus vitaux de son avenir et à trouver les moyens – ainsi qu'il l'a fait pour la Navigation – d'appliquer un règlement contenant des normes pour une exploitation rationnelle des richesses de la mer et d'exercer un contrôle efficace dans ce que l'on appelle le "mare liberum". Les quelques conventions concernant la chasse et la pêche conclues jusqu'à présent entre divers États ne sont pas de nature à résoudre la grande question, car elles ont trait plutôt à des questions spéciales ou d'intérêt général pour la conservation de l'avenir.3o Que, vu sa grande portée, la question dans son ensemble – elle concerne la conservation de la force de production d'environ trois quarts de la surface totale du globe – ne peut être résolue que par la seule institution qui a pour tâche de mettre en harmonie des intérêts spéciaux de tous les peuples de l'univers et de sauvegarder l'intérêt supérieur de l'humanité, à savoir par la Société des Nations. C'est à elle qu'incombent le droit et le devoir de créer un nouvel état, où toutes les causes qui, ainsi que nous l'avons vu, ont produit le dangereux état actuel de l'exploitation des richesses de la mer – et dont d'ailleurs, chacune, considérée isolément, fait partie des plus importants progrès de l'humanité – seraient non seulement arrêtées dans leur action destructive mais aussi dirigées et transformées en grandes forces productives, afin de réaliser un vrai état de prospérité dans l'exploitation de ce bien de l'humanité. * Si, tels sont l'état de choses, les causes qui l'ont produit et les idéaux vers lesquels nous devons tendre, voyons maintenant quelles peuvent bien être les voies pratiques que nous devons suivre et quels sont les moyens dont nous pourrions nous servir.I. – Avant tout, nous devons bien comprendre, que le but que nous poursuivons ne saurait se borner à empêcher la destruction de quelques espèces d'animaux – si importante fussent-elles – menacées de disparaître à cause de la rapacité de l'homme, tels par exemple les Cétacés et les Pinipédes (les baleines et les phoques). Notre but doit être beaucoup plus général, à savoir de conserver intacte toute la force de production des richesses de la mer – animales, végétales et minérales – et par un système rationnel d'exploitation de la mettre en état de donner à l'humanité, d'une façon permanente toute la qualité et la qualité d'aliments et de biens économiques dont elle est capable. Par exploitation rationnelle on entend, naturellement, son adaptation aux conditions économiques, en d'autres termes que cette exploitation ne perde jamais de vue ces deux facteurs fondamentaux. Cette condition primordiale présuppose donc, avant tout, une connaissance détaillée de ces conditions naturelles et économiques sur toute la face du globe. Car ce n'est que sur cette base que l'on pourra établir ensuite le système de mesures propres à être appliquées, sans qu'elles risquent de donner des résultats fâcheux ou de heurter des intérêts justifiés ou des états de droit consolidés.Ces données scientifiques existent déjà en grande partie.Les unes forment l'objet des études des établissements océanographiques, des stations et des laboratoires biologiques, etc., voire même des grandes expéditions scientifiques qui ont eu lieu; d'autres se trouvent éparses dans la bibliographie économique, juridique, politique et sociale des divers pays. Celles qui manquent encore doivent être étudiées. La centralisation des données existantes, l'acheminement des nouvelles études que l'on croira nécessaires ainsi que leur élaboration en système doivent être faits dans un établissement spécial créé à cet effet par la Société des Nations. La question est trop grande et trop importante pour permettre d'agir uniquement sur la base de l'empirisme; elle exige au contraire une collaboration assidue des principaux établissements scientifiques de tous les pays et une énonciation précise des problèmes par l'établissement central.II. – L'objet à soumettre à cette législation universelle doit être bien précisé. Sans doute, en première ligne vient toute cette immense surface appelée "Mare liberum", c'est-à-dire toute l'étendue de mer qui est en dehors des portions de mer territoriale, lesquelles font partie intégrante des territoires des États dont elles baignent les côtes. Mais que de fois précisément ces portions territoriales n'ont-elles, dans les questions de ménagement et protection des animaux aquatiques, une importance décisive? Même les grands fleuves et certains lacs littoraux ou lagunes, limans, etc., par exemple, pour les saumons, les esturgeons, les aloses, les muges, etc., ont une importance décisive pour la possibilité d'appliquer un système de ménagement de la pêche dans les mers.Voilà donc de nouveau une question fondamentale: C'est d'établir le régime auquel devront être soumises la pêche et la chasse dans la mer libre, la mer territoriale, les détroits, les golfes, les grands fleuves ou certains lacs littoraux et ports. Encore faudrait-il en établir la mesure pour chacun afin de ne pas heurter les grands intérêts des divers pays et de ne pas porter atteinte à leurs droits de souveraineté.III. – De quelle nature doivent être les mesures à prendre? A coup sûr, en premier lieu elles doivent être dictées par les nécessités que les recherches scientifiques constateront, à savoir le ménagement de la reproduction de certaines espèces, le ménagement des alevins et des petits poissons, l'établissement de régions de protection, Schonreviere, et leur alternance, la défense de certains engins et façons de prendre le poisson, la défense complète ou temporaire de prendre certaines espèces menacées de disparaître et ainsi de suite. Mais toutes ces mesures indiquées par la science ne sauraient être appliquées, que dans certaines eaux et à condition de tenir pleinement compte des intérêts des populations locales, lesquels intérêts ne peuvent pas être sacrifiés lorsqu'ils sont justifiés.IV. – Par quelles organisations peut-on établir un contrôle effectif sur l'application des mesures prises et quelles sanctions peut-on appliquer aux contrevenants?V. – Quelles obligations peut-on imposer aux divers États, obligations auxquelles, en considération de la sauvegarde d'un intérêt supérieur – ils puissent consentir de bon gré, par une entente internationale, sans sacrifier par là des intérêts propres justifiés ou s'imposer des charges par trop lourdes en comparaison de leurs moyens?Sélection par Alexandru Marinescu


by Grigore Antipa (1867-1944)