L’œuvre Littéraire, La Construction Intérieure Et La Reconstruction

Faute d'une explication préalable, le sous-titre[1] pourrait apparaître une contradiction in adjectu sinon comme une présupposition irrationnelle. Ainsi, devrions-nous élucider tout d'abord les termes conceptuels à tour de rôle et avec une patience que nous aimerions être aussi celle du lecteur lui-même, avant qu'il bute sur la matière de notre pensée ou qu'il bondisse sur la forêt des choses, sur cette Hyle de la réalité primordiale indistincte. Par la construction intérieure de l'œuvre nous voudrions avancer dans une vision, en principe nouvelle, une autre sémantique du concept de feeling au-delà même des dix sens accrédités par ce terme anglais épuisé tour à tour par les recherches esthétiques post-husserliennes. En ce qui nous concerne, ni le sentiment, ni le sentir, ni la mentalité, ni la sensibilité, la conviction ou même la conscience ne couvrent pas deux autres sens que nous tenons pour fondamentaux. Il s'agit précisément de tempérament ou du comportement in actu en tant qu'agents déterminatifs du langage personnel de l'artiste-créateur. Un artiste peut exprimer une mentalité, une conviction ou une sensibilité, déterminées ou provoquées par des déterminations pre-données plus ou moins proches en reflétant d'une manière plus ou moins trahissante sa pensée sensible. Mais son code psychique et affectif ou son comportement résulte nécessairement de son chiffre caché – qui s'achève ou subit une détérioration dès qu'il se décrit ou s'exprime – et ce chiffre (dans l'acceptation d'Anna-Teresa Tymieniecka[2]) est censé être le miroir de son tempérament inconfondable et par conséquent impossible à être gouverné par des agents extérieurs entièrement dominateurs. Deux exemples sauraient satisfaire à une conviction quasi-incontestable: même dans sa "période néronéenne", la pensée de Sénèque n'est pas le fruit entier du néronisme; la pensée du philosophe relève en partie de l'idéologie impériale, mais son langage personnel, son style et/ou tempérament intérieur(s) sont en propre ceux de Sénèque l'homme-penseur soumis avant tout à son moi. Il en va de même si l'on pense à Céline: Voyage au bout de la nuit ou Mort à crédit, ces romans de grande valeur, reflètent-ils les mentalités ou les idées souvent aberrantes et réprobateurs, que l'homme Céline a publiquement exhibées dans certains moments de sa vie Pareille opinion nous semble pratiquement insoutenable.Voici deux exemples qui renforcent notre volonté de dissocier le comportement existentiel du code de l'œuvre, de son langage, dont la construction se dévoile dans son anatomie autonomique malgré toute fusion ou agencement du monde et de la vie personnelle de l'artiste dans le tissu intime de ses écrits.L'autre terme, la reconstruction n'exclut pas en principe l'idée de réception, mais pour une fois oublions le sens strictement sociologique du mot réception qui abuse en lui-même d'un concrétisme "insensé"; selon nous, reconstruction signifie quelque chose de plus important que le plaisir du texte – dont parle, entre autres, Roland Barthes, un plaisir tel, que le lecteur se sent en fait appréhendé par l'œuvre, extérieurement. Seule la faculté de compréhension, la volonté du/de comprendre par le fait même de saisir réellement les moyens et les outils employés à élever l'édifice aboutissent à la figure d'un vrai lecteur. D'un lecteur qui serait pour nous une somme et un sommet (rêvons-les, pourquoi pas?), pouvant en l'occurrence refaire la démarche logique et affective de cet autre "être-en-situation" qu'est le créateur lui-même. Plus exactement, il s'agit là d'un lecteur qui démonte les mécanismes, les engrenages, qui ne crains pas à démolir les murs de la... maison, afin de deviner le miracle de la construction et revoir (au moins imaginairement), à l'aide du miroir de son propre langage, le langage même, le langage ex originae de l'œuvre. Indéniablement, c'est à ce lecteur plus ou moins utopique que rêve souvent tout créateur, qu'il soit écrivain, peintre, sculpteur ou compositeur...Il y a un texte husserlien qui ne se réfère pas stricto sensu à l'œuvre d'art mais que nous avons lu avec le pressentiment d'une proposition théorique sur la genèse de la perception par la réflexion comme première instance, et tout de suite après, comme seconde instance, la transformation de cet acte en jugement ou, comme dit Husserl lui-même, en "accomplissement des jugements". C'est cet "espace – continue le philosophe – qui est à l'origine des concepts relatifs à l'état des choses et à leur étant (dans le sens de copule); ce n'est pas dans ces actes considérés en tant qu'objets, mais dans les objets de ces actes nous identifierons le fondement de l'abstraction pour la réalisation (Realisierung) de ces concepts"[3].L'écrivain perçoit le monde, pareil à tout autre être humain et dans cet état il ne fait que représenter les choses, l'univers en général, par le plus simple des processus de l'attention: la saisie ou l'identification de leur propre existence. C'est par une opération autre qu'il diffère en essence de l'individu ordinaire, lorsqu'il transforme ces choses en "complexions d'idées" – pour donner un autre sens à cette définition de Berkeley, citée par Husserl[4] – en arrivant à ce que Husserl entend par Vorstellung et surtout par Stelvertreter, c'est-à-dire par représentation représentative qui inclut selon l'auteur des Ideen un Anschauung (représentation intuitive)[5]. Faut-il ajouter que ce genre de représentation – qui appartient en essence à l'artiste – est une représentation visée, consciemment voulue ou dûment laborieuse? On dirait qu'elle ressemble en fait à un fruit qui serait surveillé sans cesse jusqu'à ce qu'il mûrisse.Nous voici donc d'un coup devant une perception qui englobe la réception imaginaire par le truchement de la création vouée à être réceptionnée et qui l'est d'ailleurs à partir du premier lecteur imaginaire sinon assez souvent affectif: l'auteur lui-même. Cette réception est-elle immanente au créateur et par cela même en aucune façon ne diffère-t-elle pas de celle appartenant à l'homme quotidien? Ou bien elle est en clivage dès le début étant donné son but autre, son telos qui vise la création est qui est présupposée dans l'acte, dans le fait artistique simultanément. Il va de soi, l'acte de percevoir le monde extérieur est jusqu'à un certain point commun mais à la différence de son semblable "de la rue" – qui se laisse irrigué par des sensoris externes – l'artiste engage un dialogue avec ceux-ci, envoyant à son tour vers ceux-ci ses sensoris à lui et souvent même à côté d'une série de sensoris, une bonne foule ou tout une "pluie" de stimulis; c'est grâce à ces stimulis que la simple induction du particulier devient une déduction, se transforme en abstraction généralisée capable à refaire les mailles d'un événement ou les "vertèbres" d'un phénomène dont il n'a vu que partiellement. Toujours est-il qu'à ce degré, nous sommes à peine dans l'antichambre de sa démarche. L'artiste évalue par analogie et confrontation, opère des sélections, se propose des options, mais il ne réalise pas encore ou de toute manière pas dans le sens de l'acte créatif. Dans ce stade ou sur cette marche il ne fait rien d'autre qu'agresser la réalité, en essayant de la refaire comme dans un puzzle pour lequel il ne dispose pas pourtant que des objets-témoins que "l'homme commun" a frôlés à son tour mais que l'artiste à déjà saisis en soupesant leur valeur, avec sa propre balance. Il pèse, mais il n'évalue pas pour le moment. A cet instant-là il semble être un individu aussi hylétique que le lecteur, ou l'homme quotidien. Mais lorsqu'il dépasse ce stade – de la réalité qui travaille pour lui dans une réalité qui est à même travaillée par lui-même – il cumule l'entrer et le sortir en une sorte de feeling que nous serions tenté de définir par mentalité projective. Si pour l'œil commun, un accident routier qui provoque la mort d'un homme est un événement (com)passionnel ou constitue un motif d'une probable narration émergeant souvent dans le passionnel, pour l'artiste le même accident (con)tient (d')une structure extra-réelle.Je dirais même qu'il est le signe de passer outre – ou si l'on veut, de transcender – l'itinéraire sentimental dans le champs d'une sémantique mentale qui recouvre une toute autre vision des choses: la victime devient un héros, avec elle, avec ce héros un homme est tué, avec cet homme disparaît un univers entier ce qui ressemble en essence à la stratégie dramatique de la pièce "shakespearienne" d'Eugène Ionesco, Le Roi se meurt.Une démarche similaire, mais fondée en ensemble sur une autre grammaire fictionnelle, entreprend le romancier qui fait de cet événement un sujet de roman psychologique, policier etc. Il codifie le hasard et son feeling avec, ce qui fait que le "détail" initial devient par à coups quasiment invisible, gagnant des proportions autres que nul lecteur en tant que feu témoin oculaire ne pourrait reconnaître. Le hylétique commun engendre une phénoménalité constructive et cet édifice contient sa propre phénoménologie représentant la représentation d'une représentation que nous pourrions appeler interprétation "irrationnelle" d'une réalité rationnelle pour commencer. En ce cas-là le triple topos – information-connaissance-information – ne se fonde pas à l'encontre de ce qu'on pourrait prendre pour un événement ex original mais le degré de perception du particulier par son investissement avec l'énergie de la généralité, par la revalorisation des phénomènes, des sentiments et de leur corrélat: la fiction. Mais encore faut-il préciser que c'est à la fiction – en tant que réduction endogénétique de l'acte artistique proprement dit – que nous voudrions rattacher notre idée concernant la représentation d'une représentation représentée, en "surplombant" ainsi à côté de Husserl l'erreur de Berkeley. Et c'est juste dans la Critique de la théorie de la représentation représentative de Berkeley – que Husserl propose dans ses Recherches Logiques – que nous puisons sans entrave aucune la définition de la conscience artistique accomplie. Nous disons accomplie puisque rendue publique par le fait d'être, d'exister en tant que généralisation qui singularise, sans pour autant satisfaire à telle ou telle quiddité particulariste se suffisant à elle-même, autrement dit morte-née. Mais Husserl nous offre lui-même la donnée claire de ce que nous serions tenté(s) d'appeler le pragma achevé individuellement – par l'auteur créateur –, ce pragma ayant droit à l'exégèse extérieure, sans pour autant être détériorée dans son nisus creativus: "La conscience tous les A se réalise dans l'unité d'un mouvement, dans un acte homogène et sui generis, un acte qui n'a de composante, d'aucune espèce, qui se rapporteraient à tous les A singuliers, et qui l'on ne pourrait produire ni remplacer par aucune somme ou combinaison d'actes singuliers ou de suggestions singulières"[6].Il suffit de mettre cette phrase à côté de l'accident routier dont nous parlions auparavant et dont les reflets et l'entendement se propagent de manière différente chez le "lecteur" oculaire, par rapport à cet autre lecteur qui l'a vu tout probablement de ses propres yeux ou qui semble avoir vu l'événement mais qu'il en est censé refaire entièrement, et à sa manière inconfondable. Qui plus est, pareil accident occupe à nos yeux la situation d'une définition génétique de l'œuvre d'art y compris une image appropriée de sa perception in medium. Nous aurons beau demander où se trouvent-ils ces mots en propre dans la phrase husserlienne, la réponse ne puisse être qu'une seule et indéniable dans/par sa vérité crue(elle): partout, dans la donation souterraine de ses sens qui définissent in petto le simulacre phénoménologique du travail artistique et son résultat.Qu'il déplaise à d'aucuns, nous allons soutenir que cette sentence husserlienne c'est l'éon dogmatique le plus ineffable de ses Recherches Logiques. Nous employons ici le concept d'éon dogmatique – que nous avons emprunté au phénoménologue et philosophe roumain Lucian Blaga – dans le sens conceptuel de son essai publié en 1931 et récemment en version française. Inutile d'ajouter que nous puisons pour une fois le sens de dogmatique dans le champ sémantique plus ou moins ouvert de celui d'axiome.Certainement sur une forme autre que Husserl mais désireux, pareil au philosophe des Ideen, d'aboutir à une entéléchie esthétique – voir, par ex., le chapitre Esthétique ekstatique et entéléchie – Lucian Blaga propose à sa manière une différence entre l'intellect enstatique et l'intellect ekstatique. Le premier serait selon nous et en déviant très peu la pensée de Blaga celui qui se rapproche le plus de la perception hylétique de l'être en tant que lecteur (non-créateur) mais qui s'efforce pourtant d'arriver, par le truchement de l'œuvre "au bout de soi-même". Tandis que le créateur est censé parcourir les deux étapes, subir les deux examens de la vie: enstatique pour commencer, l'intellect créateur devrait (se) dépasser dans et par l'œuvre en ekstatique, en ramassant les débris du... miroir cassé dans une unité harmonique, digne à jouir lui-même de sa découverte, afin de se réjouir encore une fois à côté du lecteur en deçà et au-delà de l'intelligence universelle et des données de l'expérience humaine disjointe et cumulative – puisque acquise et cumulée de par sa conscience. "Deux états fondamentaux de l'intellect sont à distinguer – écrit Blaga –: l'état „enstatique" et l'état „ekstatique". L'intellect est enstatique pour autant qu'il reste dans le cadre de ses fonctions logiques normales. Mais dès que le recours à des concepts l'oblige pour formuler quelque chose, à se situer résolument hors de soi, il entre en absolu désaccord avec ses fonctions logiques et il devient ainsi ekstatique"[7]. C'est là une sorte d'équivalent ou de synchrogenèse idéative entre les "actes singuliers ou (des) suggestions singulières" – dont parlait Husserl toute à l'heure – qui ne sauraient atteindre au bonheur/malheur ou discours créateur que sous le sceau consciemment imposé d'un "éon dogmatique", de cette foi dramatique en hypostase d'autolégislation du moi artistique in actu ou confisqué par le feeling de l'œuvre.Que la vérité souterraine de cet axiome se rapporte ou non distinctement à l'art ou qu'elle soit un apophtegme à crédit sûrement universel, peu importe. Husserl – et sur une voie autre, le roumain Blaga, excellent lecteur créateur de ses œuvres, spécialisé notamment dans la phénoménologie de la culture et la morphogenèse des valeurs – suggère sans ordonner, il signifie et propose sans orgueil précis une interprétation intraculturelle essentiellement précisée pourtant. Mais avec ses mots nous pouvons voir grand: et l'entrer et l'avoir; et l'être et le donner de l'auteur – créateur face à face avec son: sortir (dans le monde) par l'intermédiaire de ses explorations intramondanes et mondaneisées qui influent sur l'œuvre avant, pendant et après son processus d'achèvement.Ou, dans les termes de la Poetica Nova d'Anna-Teresa Tymieniecka, il s'agit là d'une part d'un Cipher comme réalité humaine et existentielle agençant l'œuvre et d'autre part d'une Self-Examination qui précède le Creative „Ciphering" que le lecteur lui-même est censé re-découvrir en faisant connaissance du produit mental psycho-affectif, philosophique et social qu'est l'œuvre somme toute[8].Par ailleurs sans être pourtant indiqué tel quel par Husserl, le sens que nous avons découvert nous-même(s) dans la phrase husserlienne se trouve évidemment sous autre forme dans le pénultième paragraphe de la Poetica Nova: Interpretation: The Creative Coordinates for the Existence-Significant. Exfoliation and "Embodiment" of the Literary Text[9].C'est dans ce champ du Signifiant de l'Existence que commence la première "marche" vers la découverte de l'œuvre par le lecteur. Que cette marche puisse atteindre à une démarche – dans le sens intellectuel du terme – c'est au sociologue de l'art et à la sociologie de la sociologie de l'art de se prononcer. Quant à nous, résumons-nous pour l'instant de saluer cet hôte devant la porte de la maison – c'est déjà un phainomenon; s'il va y entrer ou la reconstruire selon ses propres noèmes on noèses, c'est son affaire à lui "partagée" parfois avec l'auteur.Vu pourtant sa présence consciente et présupposée non-dangereuse saluons-le: un beau jour – sait-on jamais? – il pourrait remplacer à même le maître, à cette condition seule qu'il sache le Grec, examen obligatoire, selon Eliade, devant le Temple des mystères d'Eleusis. Bucarest
[1] Entrer et sortir de l'auteur-artiste dans et de l'œuvre; disjonction et cumulativité existentielle(s) comme feeling intérieur. Le rationalisme hylétique de la perception.[2] A-T Tymieniecka (ed.), Analecta Husserlianna, vol. XXXVII, 275-281. © 1991 Kluwer Academic Publisher. Printed in the Netherlands.[3] Voir La Phénoménologie des "Recherches Logiques de Husserl", par René Schérer (Paris: P.U.F., 1967), tome II, p. 318 (Les mots sont soulignés par Husserl).[4] Edmund Husserl, Recherches Logiques, traduit de l'allemand par Hubert Elie avec la collaboration de Lothar Kelkel et René Schérer, Tome Second. Recherches pour la phénoménologie et la théorie de la connaissance, Première partie: (Recherches I et II) (Paris: P.U.F., 1961), p. 211.[5] Ibidem, p. 209. Voir aussi Remarques sur la traduction de quelques termes, p. 276-277.[6] Ibidem, loc. cit., p. 214.[7] Voir L'Eon dogmatique – par Lucian Blaga, Version roumaine: Eonul dogmatic, Editura Fundaţiilor Regale, 1931; Version française: L'Eon dogmatique, surtout le chap. 6; L'Intellect enstatique et ekstatique. En français par Jessie et Raoul Marin. Mariana et Georges Danescu, Préface de Horia Vintilă (Lausanne: Editions L'Age d'Homme, 1988), p. 77.[8] Anna-Teresa Tymieniecka, Poetica Nova. The Creative Crucibles of Human Existence and of Art, Part I. – The Poetics of Literature (Voir surtout chap. I et II), (Dordrecht: D. Reidel Publishing Company, 1982).[9] Ibidem, p. 78-80.


by Constantin Crişan