L’idée De Révolution Dans Les Doctrines Socialistes

PREHISTOIRE DE L'IDEE DE REVOLUTION: L'IDEE DE PROGRES ET L'IDEE DE DROIT NATURELL'idée de révolution n'est pas, comme on serait tenté de croire, contemporaine des commencements d'élaboration des systèmes communistes. C'est au contraire une invention récente, qui date exclusivement du XIXe siècle. Cela ne veut nullement dire que la révolte contre les autorités ait attendu ce moment-là pour apparaître. Elle est apparue dès que l'organisation politique de l'état a imposé un groupe de gouvernants à un autre groupe de gouvernés. Ce que nous voulons dire c'est simplement que le fait est antérieur à l'idée. Dans toutes les sociétés il y a eu des révolutions, partout le renversement du pouvoir s'est produit d'une façon nécessaire à un moment donné de l'histoire. C'étaient des agitations spontanées, inconscientes, nées des besoins non satisfaits des masses ou de certains groupes politiques, qui réclamaient le pouvoir pour eux. Elles n'apparaissaient pas comme le résultat prévu et préconçu d'une théorie politique, comme l'application pratique d'une doctrine révolutionnaire. La révolution était un moyen comme beaucoup d'autres. Elle dérivait du désespoir, non de la réflexion. Elle ne constituait pas un but suprême, un idéal social vers lequel se dirigeait la politique future. Les instigateurs n'avaient pas conscience de l'efficacité suprême de l'instrument employé et les écrivains politiques ne prenaient pas la peine d'exprimer en langage théorique ce phénomène social. Comme l'idée de liberté, d'égalité, de solidarité, l'idée de révolution n'a pas été connue par l'humanité en tout temps et dans toutes les sociétés. Ses éléments constituants se sont formés successivement, chacun conditionné par une certaine réalité sociale. Comme nous l'avons déjà dit dans l'introduction, le premier de ces éléments qui apparaît sur la scène de l'histoire, est celui qui exprime le besoin d'un autre étalon de valeurs, d'un autre idéal social. Il est présent en tout temps sous forme embryonnaire et nous le retrouverons dans l'espoir des temps meilleurs chez quelques utopistes. Il fait l'objet de la République de Platon, de la "Cité du Soleil" de Campanella ou de l'"Utopie" de Thomas Morus. Ces manifestations restent cependant isolées. La grande majorité des penseurs et des réformateurs sociaux, conçoivent les transferts de pouvoir comme possibles sans toucher à la constitution de la société. D'après une expression qui ne nous semble pas fondée, ils croient aux révolutions politiques et non aux révolutions sociales. La possibilité d'une transformation radicale, de même que celle d'introduire de nouvelles forme de vie politique, leur parait insoutenable. Ils ne réclament nullement la substitution d'éléments nouveaux aux anciens éléments; ils se contentent des mêmes, seulement ils les combinent de façon différente. La philosophie de l'histoire qui commence avec Vico et qui trouve son apogée au XVIIIe siècle, met en faveur les idées du changement et de l'évolution des sociétés. Jamais les plans de sociétés futures, les idéals utopiques construisant d'autres systèmes sociaux, n'ont eu une floraison plus riche et plus luxuriante qu'au XVIIIe siècle. Mably, Morelly, Bernardin de Saint Pierre, Rousseau, Brissot de Warville nous ont laissé les plus séduisants de tous les romans sociaux. Toute la littérature, le théâtre du temps s'inspirent de ces idées et les propagent. C'est alors que se développe cette littérature que les Allemands appellent "Staatsromane". Cette tradition se continue encore plus tard dans la doctrine socialiste du XIXe siècle. La Société industrielle de Saint-Simon et sa négation de la société politique ont la même origine. La même remarque peut être faite au sujet du Phalanstère de Fourier ou de la Société fédéraliste de Proudhon. Mais pour que ces rêveries et ces idéals puissent naître, deux conceptions préalables devaient leur en faciliter l'issue. En premier lieu, il fallait qu'une théorie du droit montrât que au-dessus des apparences déformées du droit actuel, des normes immuables, naturelles et éternelles sont rattachés à la nature humaine; que l'homme en naissant a des droits imprescriptibles qu'il peut faire valoir n'importe quand et qu'au-dessus de la réalité juridique présente une autre réalité juste et nécessaire peut se concevoir. Ici l'œuvre d'Althusius, de Bodin, de Grotius, ou de Burlamaqui, sur la théorie du "droit naturel" fraie la voie à tout plan de réforme sociale, car en admettant au-dessus de la réalité officielle une autre réalité plus juste et plus légitime, on crée une dualité. L'unité de la légalité se trouve ébranlée et un nouvel idéal tend à remplacer le précédent. En second lieu, il fallait qu'une conception de la philosophie de l'histoire montrât que le changement, l'évolution vers le progrès est la loi naturelle de toute société et qu'une logique inconsciente dirige la destinée humaine vers la perfection. Ici l'idée de progrès d'un Condorcet, idée tout aussi populaire que celle du droit naturel, prépare l'éclosion d'autres valeurs sociales. En effet, l'idéal révolutionnaire n'est que l'exagération de la théorie du progrès justifiée par la théorie du droit natur. La croyance que l'humanité a besoin de changements perpétuels et que ces changements impliquent une conquête progressive de la perfection, c'est la conception même de la révolution socialiste moderne. La morale de Kant qui est la résumé de la théorie du droit naturel, c'est-à-dire la morale qui considère l'homme comme fin et non pas comme moyen, est reconnue par beaucoup de théoriciens socialistes, comme le dogme fondamental de tout système égalitaire [1]. Voyons donc, quelle a été la contribution apportée par l'idée de progrès à la formation de l'idéal révolutionnaire. On a l'habitude d'opposer révolution à évolution. D'après cette conception, l'idée de progrès n'aurait rien à voir dans cette étude. Elle serait à côté du sujet. Nous ne sommes pas de cet avis. Evolution et révolution ne sont des notions opposées que pour une logique qui tire ses conclusions des lois aristotéliciennes d'exclusion ou d'inclusion, sans jeter le moindre regard sur la marche historique des idées. Loin de s'exclure ces deux notions se conditionnent. Le progressisme du XVIIIe siècle prépare le révolutionnarisme du XIXe. L'idée de progrès est à son tour plus révolutionnaire que la conception de l'histoire peu antérieure qui concevait un monde éternel et immuable. Pour une grande partie le contenu de la notion d'évolution est le même que celui de la notion de révolution. On peut concevoir cette dernière comme un certain genre de la première. C'est la raison pour laquelle nous avons cru nécessaire de consacrer une partie introductive du notre étude à l'idée de progrès. Avant que fut formulée d'une façon précise l'idée de révolution, un sentiment vague de changement planait sur les anciennes sociétés. A partir d'une certaine époque de la civilisation, on a commencé à avoir l'intuition que des changements heureux étaient possibles, que le monde n'est pas voué à une fixité immuable et qu'il y a une grande différence entre les données que nous transmet la tradition du passé et celles que nous remarquons dans le moment présent. La majorité des religions qui annoncent une vie future, les présages magiques, le rituel des augures, pour ne pas parler des prophéties hébraïques ou des utopies sociales gréco-latines d'un Platon ou d'un Lucrèce, voilà autant de formes de la mentalité collective, dans laquelle la possibilité d'un changement vers le mieux est déjà entrevue. Il semble donc qu'une certaine forme de l'idée de progrès soit fort ancienne. Presque tous les peuples la connaissent, nous dirons même qu'elle constitue une sorte de "représentation collective" de l'idée de révolution, une sorte de postulat "apriorique" inconscient. Mais une notion claire et bien définie du progrès ne réside que dans une conscience moderne. Il est cependant difficile de dire d'une façon tranchante que l'idée moderne de progrès ait été connue sous cette forme dès l'antiquité – comme le soutient dans une thèse J. Delvaille[2] – ou que, comme le soutient Brunetière, elle n'a acquis cette forme qu'au XVIIIe siècle. "Entrevue par les uns, ébauchée par les autres, elle n'a pas eu d'existence philosophique jusqu'au XVIIIe siècle"[3]. C'est du reste aussi, l'opinion de Pierre Leroux, qui croyait entrevoir dans cette idée la suprême vérité, que les anciens, disait-il, n'avait pas connue. De même Auguste Comte avait la conviction que la science sociale basée sur l'idée de progrès était une invention moderne. A notre avis il est nécessaire de faire une distinction entre les divers aspects de cette conception philosophique. Les notions de changement et de succession, de même que celle de nouveauté ont été connues depuis longtemps, tandis que l'autre élément, celui de perfectibilité et d'amélioration, qui est en même temps la base de l'idée de révolution, est plutôt l'œuvre du XVIIIe siècle. Le premier aspect, celui de la transformation et de la nouveauté, nous le trouvons déjà chez les anciens Hébreux, sous la forme de prophétisme ou de "messianisme". On a même prétendu que le prophétisme – la doctrine religieuse de certains précurseurs annonçant l'avènement de Dieu – aurait introduit pour la première fois sur la scène de l'histoire le sentiment de révolte[4] présage de temps meilleurs pour le peuple de Jahvé, traduisait pour la première fois le sentiment de mécontentement envers la situation présente. Les prophètes jettent la semence d'où devront sortir les beaux rêves d'avenir, de la même façon dont agirait de nos jours un propagandiste socialiste qui enseignerait aux masses ouvrières le mépris de la société actuelle. Le monde biblique est plein de protestations contre les injustices et les inégalités sociales. On s'y apitoie sur le sort des pauvres, on leur fait des promesses de bonheur futur, on y menace les riches. Pourtant l'expérience journalière, les attentes déçues, commencèrent à contredire les affirmations des prophètes. On fut alors obligé de renvoyer l'accomplissement de ces beaux rêves à un avenir encore plus éloigné, au monde d'outre-tombe, dans la vie du paradis. "Ce fut la croyance à la résurrection rendue nécessaire par le besoin de justice: quand les fidèles meurent dans les plus atroces supplices, il faut qu'ils soient récompensés ailleurs"[5]. Plus tard, quand Jérusalem fut détruite par Vespasien et que le peuple hébreux fut dispersé dans le monde entier, des "ghettos" où ils s'étaient réfugiés – soit pour éviter les persécutions, soit comme une conséquence de leur exclusivisme – les Juifs envoyaient, en revanche, aux peuples qui les persécutaient, l'esprit de révolte et de mécontentement. On a même soutenu que l'adoption par les Juifs du socialisme subversif est dû toujours à leur esprit prophétique, qui survit encore en eux à travers les siècles[6]. L'antiquité gréco-romaine, a connu elle aussi cette idée. En dehors des rites orphiques pleins de prophéties mystérieuses, du pythagorisme, de la philosophie de Xénophane qui distinguait plusieurs étapes d'évolution, les œuvres des philosophes s'occupent bien souvent de construire des utopies futures où les maux du présent trouveront les remèdes nécessaires. Pensons à la "République" ou aux "Lois" de Platon ou bien au poème de Lucrèce. Néanmoins il faut remarquer que dans l'utopie de Platon il est fait allusion à la restauration d'une époque d'or qui a déjà existé et qu'il s'agit de réaliser de nouveau. Son idéal est régressif. Cependant il n'est pas moins vrai qu'il présente le projet clair d'une conception qui comprend le changement. Le moyen âge et la renaissance reprendront ces plans d'architecture naïve pour l'avenir. Thomas Morus construira lui aussi, à l'exemple de Platon et colorée par son imagination, une "Utopie"; un moine dominicain, l'italien Campanella veut, lui aussi, une cité idéale qu'il appelle "Cité du Soleil" et qui parvient même à intéresser Louis XIII; R. Bacon met son espoir dans la "Nova Atlantis". Mais toutes ces constructions bâties d'après l'imagination libre de leurs auteurs, manquaient de base objective. Elles se présentaient, tout au plus, comme des aspirations subjectives. Leurs auteurs ne se souciaient pas de savoir si elles étaient réalisables ou non[7]. La conception progressiste trouve son plus puissant soutient dans la doctrine de Descartes. Descartes établit la suprématie de la raison. Au dessus d'elle il ne connaît aucune autorité. Il recommande par le doute méthodique la méfiance envers tout ce qui n'apparaît pas comme évident à la raison. En écartant le principe d'autorité il rend possible la pensée libre, le libre examen. Sans Descartes les spéculations philosophiques du XVIIIe siècle auraient été impossibles. C'est aussi la cause pour laquelle le siècle qui suit celui de Descartes, devient le véritable laboratoire de l'idée de progrès. Le premier moment de l'affirmation de cette idée est marqué par l'opuscule de Perrault "Les parallèles des anciens et des modernes", le dernier par "L'esquisse" de Condorcet. Entre ces deux ouvrages se place toute l'histoire de l'idée de progrès[8]. C'est au XVIIIe siècle que l'idée de progrès ajoute aux anciens éléments qui la constituaient, le changement et la nouveauté, un élément nouveau qui est l'idée de perfectibilité. Les causes qui déterminent cette nouvelle acquisition sont multiples. En premier lieu la décadence de la religion. On a dit, et cela avec raison, que le XVIIIe siècle a été un siècle athée. Le pouvoir rétrograde du sacerdoce décroît. La pensée et la publicité laïque deviennent peu à peu possibles. En conséquence, la libre pensée prend son essor et la foi dans la science, qu'on avait déjà au temps de Descartes, devient très grande. On explique les phénomènes par des causes normales. L'explication par le miracle est éloignée. La diffusion de la science parmi les masses devient considérable. Les mœurs jouissent d'une pleine liberté. Les manières les plus libres sont affichées partout. Les libertins, dans de plaisantes anecdotes, ridiculisent le clergé et l'église. La réforme religieuse, réalisée dans beaucoup de pays de l'Europe ne cesse de faire sentir son influence en France. L'affaire des Jésuites qui se termine par l'expulsion de cet ordre, de France, comme il avait déjà été expulsé d'Espagne et du Portugal, ne fait qu'accroître la méfiance qu'on avait à l'égard de la religion. La philosophie se substitue à la religion. Les prédicateurs remplacent les prières par des discours moraux. Des ouvrages paraissent qui propagent la religion naturelle. La force des "déistes" en Angleterre va croissant. Les sociétés secrètes pullulent; il faut citer l'exemple de la "liberi muratori" condamnée par les papes en 1738 où des "franc-maçons" qui s'introduisirent en France en 1725. Il paraît que l'on pouvait compter en 1743 environ vingt-cinq loges[9]. En même temps les salons littéraires et philosophiques étaient en pleine floraison. La conversation, c'est-à-dire l'art de parler dans le seul but d'échanger des idées loin de toute pensée utilitaire, se développe dans les salons d'une Mme de Tencin ou d'une Mme de Geoffrin, d'un Helvetius ou d'un baron d'Holbach, où tous les soirs on discutait éperdument les sujets les plus graves comme les plus futiles. Les académies accordent des prix pour des sujets politiques ou sociaux. Mais ce qui donne le plus le sentiment du progrès, c'est l'évolution économique. Les physiocrates étudient la richesse que la terre seule engendre. Ils s'intéressent au bien-être matériel du peuple. Boisguilebert, Gournay, Depont de Nemours, Mercier de la Rivière, agitent partout les idées physiocratiques qui préconisent elles-aussi le progrès. La bourgeoisie s'enrichit, elle devient la créancière de la noblesse, du roi et même de l'état. Le commerce extérieur est en plein développement. Les débouchés maritimes se multiplient. On commence a entrevoir le début d'une politique coloniale. La bourgeoisie, la nouvelle classe puissante qui venait de se former pleine d'espoir, confiante dans ses propres forces demande les rênes du gouvernement. Elle identifie sa propre prospérité à la prospérité générale[10]. La grande révolution industrielle qui devait s'accomplir vers la fin du siècle, se fait déjà pressentir. Cet état de choses rend possible une forte émancipation sociale. Il ne faut pas regarder la révolution de 1789 comme étant la seule manifestation de ce genre qu'ait connu le XVIIIe siècle. Grand nombre de révoltes plus petites l'ont préparée. Le 6 mai 1750, une insurrection assez sérieuse est à enregistrer; différentes oppositions de parlement survenues un peu plus tard, enfin l'affaire La Chalotais sont des symptômes significatifs. "Les philosophes ne firent que ressembler en corpus de doctrine des idées que fermentaient de toutes part"[11]. On ose même prononcer le mot révolution D'Argenson dit quelque part: "l'opinion chemine, monte et grandit, ce qui pourrait commencer une révolution nationale." La notion "d'humanité" même est à la mode et Mercier de la Rivière la considère comme la plus belle expression qu'on puisse trouver dans le dictionnaire[12]. Le siècle est en pleine fermentation. Après 1750 on vivait dans la perpétuelle attente d'une révolution. D'Argenson écrivait vers cette même date: "On ne parle que de la nécessité d'une prochaine révolution par le mauvais état où est le gouvernement du dedans"[13]. Ou bien: "Tous les ordres sont mécontents. Les matières étant partout combustibles une émeute peut faire passer à la révolte et de la révolte à une totale révolution où l'on élirait de véritables tribunes du peuple, des comices, des communes et où le Roi et les ministres seraient privés de leur excessif pouvoir de nuire" [14]. On écrivait ceci vers 1751. A cette époque ni Rousseau, ni Raynal, ni Diderot, ni Helvetius n'étaient encore célèbres. D'où F. Rocquain tire cette conclusion: "Bien avant que les philosophes fussent parvenus par leurs écrits à diriger l'opinion, la perspective d'une révolution dans l'ordre politique apparaissait aux intelligences"[15]. En 1754, comme la royauté soutenait le clergé contre la nation et proclamait l'exil des parlements, la révolution est sur le point d'éclater. "Inférieure par les doctrines à la révolution de 1789, celle de 1754 aurait eu du moins cet avantage que tout en tombant dans des excès, elle n'eut pas sans doute été amenée à établir un système de terreur, dont le souvenir pèse encore sur nous; que l'esprit de réforme eut tempéré l'esprit de révolution; qu'on ne se fut pas trouvé dans la nécessité périlleuse de construire un régime nouveau et tout d'une pièce sur les ruines de l'ancien"[16]. Un peu plus tard, tous les philosophes sont conscients de l'avènement prochain de la révolution. Voltaire écrit à ce propos: "Tout ce que je vois jette les semences d'une révolution qui arrivera immanquablement et dont je n'aurai pas le plaisir d'être le témoin... La lumière s'est tellement répandue de proche en proche qu'on éclatera à la première occasion; et alors ce sera un beau tapage. Les jeunes gens sont bien heureux; ils verront de belles choses"[17]. Et Grimm écrit dans sa correspondance: "Cette inquiétude qui travaille sourdement les esprits et les portent à attaquer les abus religieux et politiques est un phénomène caractéristique de notre siècle comme l'esprit de réforme l'était au seizième et présage une révolution imminente et inévitable. On peut dire que la France est le centre de cette révolution"[18]. Dans un extrait de délibérations de l'assemblée du clergé d'août 1765 nous trouvons la conclusion suivante: "l'esprit du siècle semble le menacer d'une révolution qui présage de toutes parts une ruine et une destruction totale"[19]. Le livre de l'abbé Raynal: "Les établissements et le commerce des Européens, dans les deux Indes", livre condamné par le parlement après le départ de Necker, à être brûlé, montre aussi les progrès que l'esprit de révolution avait fait dans l'opinion publique. Cette fermentation était produite avant tout par les philosophes et leurs écrits. Les lumières projetés par la raison sont les sources de toutes les vertus: il faut apprendre pour être bon. Un d'Holbach préconise lui aussi la diffusion des connaissances. Le progrès réside surtout dans la raison. Dans son "Système de la nature", il combat le préjugé d'après lequel, l'humanité s'acheminerait vers la décadence. Cette idée comme celle de la prétendue supériorité des anciens sur les modernes est fausse. Au lieu d'admirer les anciens, consultons plutôt l'histoire des changements et des progrès accomplis par l'humanité. Les sociétés sauvages ont été pendant longtemps guerrières. Plus tard le despotisme des tyrans a engendré des révolutions qui les ont détrônés. Le peuple peu à peu a conquis les instruments de la civilisation: le feu, l'écriture, les instruments techniques qui permettent aujourd'hui à n'importe quel ouvrier de transformer la matière à son gré. Mêmes les erreurs, les insuccès de l'humanité ont été utiles, car bien souvent ce sont de ces erreurs que sont nées les inventions[20]. Jusqu'au sombre moyen âge qui lui aussi a travaillé à l'accroissement de la prospérité générale. Des pessimistes comme Rousseau, contre lesquels d'Holbach proteste avec indignation, n'ont pas le droit de soutenir le préjugé de la décadence humaine. Mais ne manquons pas de reconnaître que la nature humaine contient encore beaucoup d'imperfections, ne serait-ce que la violence ou la méchanceté. Le progrès final viendra avec la pleine connaissance de la vérité, qui s'effectuera en corrélation avec le progrès de la raison. L'ignorance est à la base de tous les malheurs[21]. "L'Essai sur les mœurs" de Voltaire contient des idées presque analogues à celles de d'Holbach. En faisant le bilan de toutes les acquisitions de l'esprit humain, à partir de l'antiquité et jusqu'à l'époque contemporaine, nous sommes nécessairement amenés à constater un progrès continuel. Pour démontrer ceci, Voltaire passe en revue tous les peuples; les sauvages aussi bien que les Chaldéens, les Chinois, les Hébreux; il va du christianisme à l'époque de Louis XIV, époque qui marque l'apogée de l'esprit humain. Son tableau historique tout en ne contenant pas des qualités d'analyses aussi précieuses que celles de Condorcet, est presque tout aussi complet. Plus concentré, réalisant déjà un commencement de synthèse, est le plaidoyer de Turgot, qu'on considère avec raison comme le précurseur de Condorcet et de Comte[22]. Sa doctrine est exprimée dans le discours qu'il a fait en 1750 à la Sorbonne. Avec l'intention d'écrire une histoire universelle, il a établit avant Comte la loi des trois états. Pour lui, comme pour tous les autres penseurs de son temps, le progrès général est conditionné par le progrès intellectuel. Il s'accomplit d'une façon lente mais certaine. En étudiant l'histoire nous arrivons à découvrir la loi générale d'après laquelle cette évolution s'est accomplie. De même que A. Comte il distingue premièrement une époque religieuse: "Avant de connaître la liaison des effets physiques entre eux, il n'y eut rien de plus naturel, que de supposer qu'ils étaient produits par des êtres intelligents invisibles et semblables à nous. Tout ce qui arrivait, sans que les hommes y eussent pris part, eût son Dieu auquel la crainte et l'espérance firent bientôt rendre un culte"[23]. Ensuite une époque philosophique: "Quand les philosophes aperçurent l'absurdité de ces fables sans avoir acquis néanmoins de vraies lumières sur l'histoire naturelle ils imaginent expliquer les causes des phénomènes par des expressions abstraites comme „essence" et „faculté""[24]. Enfin, une troisième phase, la phase scientifique: "ce ne fut que bien tard, en observant l'action mécanique que les corps ont les uns sur les autres, qu'on tira de cette mécanique d'autres hypothèses, que les mathématiques peuvent développer et l'expérience vérifier"[25]. Il ne reste aucun doute sur la parfaite parenté des doctrines de Turgot et de A. Comte. Mais ce fut Condorcet qui donna l'expression définitive de l'idée de progrès. Révolutionnaire convaincu, quoique prudent et éclairé, il devient la proie de la politique sanguinaire de la Convention. Son "Esquisse" publiée par l'ordre de la Convention, avant sa disgrâce, est une sorte de résumé et de bilan des idées du siècle entier. Avec Condorcet s'achève la conception que le XVIIIe siècle s'était fait de l'idée du progrès, pour laisser la place à une autre, à celle de XIX représentée par Saint-Simon, Fourier, Proudhon. Condorcet croit que la méthode à suivre est celle des sciences exactes; c'est-à-dire de l'expérience, à laquelle il faut donner une extension qui dépasse l'étude des phénomènes de la nature et qui aille jusqu'à l'étude des phénomènes historiques, de l'histoire, "ce vaste champ des observations en grand"[26] et de la politique. Par cela, il est le premier qui assure une base positive à la philosophie de l'histoire, dont découle la Sociologie. Comme pour tous ses devanciers, l'histoire est l'enchaîne immense qu'à travers les efforts, les erreurs, les désastres et les crimes d'une longue suite de générations unit les deux extrêmes de notre espèce au stupide habitant et se termine chez les nations éclairées du XVIIIe siècle, au sage inspiré par l'humanité, soutenu par la vertu, guidé par la philosophie[27]. Les causes du progrès, d'après lui, sont multiples. D'abord le climat et le milieu qui donnent à l'homme une certaine disposition. Ensuite le hasard qui facilite les découvertes. Enfin, les besoins de l'homme qui aiguisent son attention et son esprit d'observation. Placé entre Turgot et Comte, Condorcet divise lui aussi l'histoire en différentes époques. Il ne trouve pas moins de neuf étapes caractéristiques. Le fait pour l'humanité d'avoir traversé toutes ces étapes prouve que le progrès et la perfectibilité sont les lois qui régissent l'histoire. Pour Condorcet la perfectibilité n'est qu'un aspect de cette dynamique sociale que développe dans son système A. Comte. Elle étudie les sociétés "en mouvement", tandis que la statique sociale les étudie "au repos". Le progrès "est une marche ininterrompue", son développement s'effectue dans une parfaite continuité. "Le résultat que chaque instant présent dépend de celui qu'offraient les instants précédents, il influe sur celui des temps qui doivent suivre"[28]. C'est en même temps un mouvement irrésistible et nécessaire qu'on ne peut pas arrêter. La tyrannie et le despotisme peuvent l'arrêter un instant, ils ne sauraient l'arrêter pour toujours. Un instant refoulée, la tendance au progrès se transformera en révolution. "L'histoire politique et l'histoire des révolutions c'est l'histoire du progrès"