Le concept de francophonie dépasse le niveau linguistique, car il a une dimension culturelle bien plus importante. Il s'agit au fond d'une famille de peuples qui parlent le français, mais qui en même temps ont adopté une certaine façon de penser "à la française". Les gens qui appartiennent à la francophonie disposent (au-delà de leurs propres cultures ou traditions) des archétypes de la spiritualité de l'hexagone, qui opèrent comme un élément de liaison. Pour nous les Roumains, la francophonie a eu plus une connotation politique. Notre peuple s'est développé historiquement pendant des siècles, dans la continuité de l'épistème byzantin et en une certaine façon dans une contexte politique et spirituel étranger au monde carolingien. A partir du XVIIIe siècle notre appartenance à la latinité s'est avérée être une stratégie de survie sous la pression convergente des Slaves (surtout de l'impérialisme agressif des Romanov), des Hongrois et de la Sublime Porte Ottomane. Cette stratégie n'impliquait pas seulement un appel aux traditions historiques, aux éléments linguistiques ou aux différents aspects folkloriques. Il s'agissait aussi de trouver un modèle et un certain support politique même potentiel. C'est alors que nos intellectuels ont découvert la France. Les pays ibériques étaient encore plus éloignés et manquant – à l'époque – d'éclat; l'Italie fragmentée et partiellement occupée n'existait pratiquement que grâce à son passé impérial. Il n'y avait que le royaume "des fleurs de lys" qui se présentait comme le porte drapeau de la latinité. C'est à partir de ce XVIIIe siècle tellement bouleversé que date la francophilie des Roumains.L'essor de la vie intellectuelle française classique et le grand mouvement moderne de l'époque voltairienne ont exercé un indiscutable attrait pour les gens qui vivaient dans les pays roumains. Cet attrait devait éteindre les dernières lueurs hellénisantes; il devait éliminer définitivement le grecque des salons de Bucarest et de Iassy et le remplacer avec le français. C'est alors que les bibliothèques des boyards roumains se sont remplies de livres édités en France.Le tumulte de la Grande Révolution, l'épopée napoléonienne et le triomphe des idées libérales ont attiré en France les fils des boyards et ensuite de la grande bourgeoisie pour faire leurs études. En même temps des Français émigrés à la suite de la Révolution, ou appartenant aux restes de la Grande Armée, se sont établis chez nous. Ainsi les relations franco-roumaines ont pris un caractère interhumain. C'est à cette interrelation qu'est dû le fait que la Roumanie moderne a été forgée grâce d'abord à l'influence spirituelle et ensuite au soutien politique de la France. Les Roumains n'oublierons jamais le rôle joué par Napoléon III pour la réalisation des Principautés Unies et ensuite de la Roumanie.Notre pays a toujours été heureux de trouver à Paris non seulement des sources d'inspiration culturelle mais aussi la compréhension politique nécessaire pour son évolution historique. Pendant la première guerre mondiale, pendant l'après-guerre la France a été, de toutes les Grandes Puissances, celle que nous avons ressentie être la plus près de nous jusqu'au malheureux pacte Ribbentrop-Molotov. C'est de cette époque que datent aussi les profondes attaches culturelles qui relient nos deux pays et qui ont permis à un Tristan Tzara, à un Brancusi ou à un G. Enescu de s'épanouir. C'est de cette époque que datent les puissantes relations franco-roumaines dans le domaine des sciences et notamment de la médicine, où un G. Marinescu, I. Cantacuzino, N. Ionescu-Siseşti ou I. Turnescu ne sont que quelques noms qui me reviennent à l'esprit. C'est pendant ce temps qu'Hélène Vacarescu et Anne de Noailles faisaient la pluie et le beau temps dans les salons littéraires de Paris. Les relations franco-roumaines prenaient parfois une allure plus grivoise, comme cette surprenante visite de la belle Otero à Bucarest ou le mariage de Liane de Pougy avec un prince Ghica. La grande couture française rage à Bucarest où Coco Chanel était tout aussi connue que Sacha Guitry, Sarah Bernhardt ou Yonnel qui était parti de Bucarest tout comme Elvire Popesco.Dans les grands restaurants la cuisine française occupait la première place et les articles de Paris se trouvaient dans toutes les boutiques. Partout on trouvait les journaux français, et chez les libraires les devantures étaient occupées par les livres édités en France.Al. Marghiloman, ancien premier ministre, faisait venir les plats et les fleurs pour ses dîners par l'Orient Express directement de Paris. Tout le grati bucarestois passait ses vacances à Monte-Carlo ou à Deauville. Je pourrais continuer encore pendant longtemps, en citant des exemples de cette extraordinaire relation qui existait entre la France et la Roumanie avant les années '40.La deuxième guerre mondiale et le long calvaire de la domination communiste à éloigné nos pays, mais sans jamais effacer les souvenirs de nos relations réciproques. Maintenant que nous sommes sortis des tristes misères du totalitarisme soviétique, la France revient avec tout son prestige dans l'attention des Roumains, qui entre autres n'ont pas oublié qu'elle est la seule grande puissance qui n'a pas participé aux infâmes compromis (pour utiliser un euphémisme) de Téhéran et Yalta.Même pendant cette époque un E. Ionesco, un Stéphane Lupaşcu ou un Cioran rappelait aux Français la francophilie des Roumains.Aujourd'hui, après 45 ans de communisme et 7 ans de cryptocommunisme, les Roumains voient dans la France le grand partenaire de leur destin européen. La francophonie devient ainsi le fin fond d'un échafaudage complexe – spirituel, culturel, politique et économique – qui relie nos deux pays, et ensuite ces deux pays aux autres membres de la famille des francophones. Il s'agit d'une structure intéressante qui mérite d'être développée pour le bien de tous."A bon entendeur, salut".
by Constantin Bălăceanu-Stolnici