Les Pays Roumains Entre Orient Et Occident. Les Principautés Danubiennes Au Début Du XIXe Siècle

Publications Orientalistes de France AVANT-PROPOSAu début du XIXe siècle, il y a trois cents ans que les Turcs dominent un des plus vastes empires de l'histoire universelle, s'étendant des confins iraniens jusqu'à l'Atlas et des Carpates à la mer d'Oman. De la Dalmatie aux côtes marocaines, les deux tiers de la Méditerranée leur appartiennent, et la Mer Noire était un lac turc jusqu'en 1774.Les principautés roumaines de Valachie et de Moldavie sont tributaires de la Porte depuis près de quatre siècles. Sporadiquement, elles ont tenté, dans des gestes désespérés, de secouer le joug, comme ce fut le cas à la fin du XVIe siècle avec l'épopée de Michel le Brave, premier rassembleur des terres roumaines. Depuis, le joug s'appesantit de plus en plus. Après la tentative de Démetrius Cantémir, en 1711, d'échapper à la sujétion ottomane en s'alliant à Pierre le Grand, et la défait de celui-ci sur le Pruth, les Principautés ont perdu jusqu'au droit d'élire leur princes; ceux-ci sont désormais choisis directement par la Porte au sein d'une petite oligarchie de familles grecques du quartier du Phanar à Constantinople, qui apportent avec elles la mode et les mœurs de la capitale ottomane.Assimilées progressivement à de simples provinces ou "raïas" de l'empire, Valachie et Moldavie, ravagées par les guerres et pillées en temps de paix, sont tombées en un tel état de misère, d'abaissement et de désolation qu'elles sont en passe de perdre jusqu'à leur identité. C'est du moins ainsi qu'elles apparaissent aux yeux des voyageurs occidentaux horrifiés: misère des campagnes, luxe, cupidité et lâcheté des boïars, ignorance du clergé, désordre et vénalité de l'administration phanariote; tout est, pour l'étranger, objet d'étonnement, de critique, de vertueuse indignation.Pourtant la vie continuait à sourdre: les villes, points de commerce entre l'Orient et l'Occident, grouillaient de vie et de pittoresque bigarré. Le peuple des campagnes, courbant le dos sous l'orage, gardait intacts sa foi, sa langue, son costume et ses coutumes, et les trésors spirituels de ses traditions millénaires. Parfois, lorsque le misère et l'injustice passaient les limites du supportable, le paysan s'enfonçait dans la forêt avec son mousqueton; et les ballades populaires immortalisaient la geste désespérée du haïdouc.Soudain tout va changer. Les guerres austro-russo-turques qui se déroulent sur le sol des principautés, si elles apportent au peuple un surcroît de malheurs, créent cependant des conditions favorables à l'éveil des aspirations nationales et au rétablissement du grand commerce avec l'"Europe". De la France lointaine arrivent peu à peu les Lumières et les bonnes manières. Et, surtout, il y aura l'écho de la Révolution et le contrecoup des vagues qu'elle aura soulevées. Les modes et les mentalités changent de concert. La noblesse et la bourgeoisie naissante adoptent en une seule génération – et avec passion – le costume, les manières et les idées de l'Occident, préparant les révolutions futures. Les premiers signes de l'économie capitaliste apparaissent. Entre 1800 et 1848, les pays roumains passent d'un coup du Moyen-Âge à l'époque contemporaine.C'est ce moment que nous avons cherché à saisir ici sur le vif.Cependant, plus nous avancions dans l'étude de notre sujet, plus nous accumulions témoignages et documents d'époque, et plus le doute s'emparait de nous, plus l'image nous apparaissait floue, trouble, insaisissable; quelle était donc la réalité? (mais qu'est-ce que la réalité en Histoire?...). Les témoignages étaient à ce point contradictoires, les opinions des historiens à ce point divergentes, que la recherche passionnée de Ranke, de "ce qui est effectivement arrivé", devenait ici angoissante interrogation.Mais laissons parler les documents: chronique, correspondances d'époque, actes judiciaires, écrits politiques, premiers balbutiements d'une littérature "moderne"; mettons-nous à l'écoute de l'âme paysanne telle que nous la révèle la poésie populaire, et peut-être la brume se dissipera-t-elle quelque peu devant nos yeux. Dans les témoignages de l'étranger, faisons la part de ce que les ethnologues appellent aujourd'hui "l'incompréhension culturelle". Au XVIIIe siècle, l'occidental, imbu de sa supériorité, est sûr de représenter la civilisation. "Ah! Ah! Monsieur est Persan! C'est une chose bien extraordinaire! Comment peut-on être persan?" fait dire Montesquieu à son héros.Nous verrons qu'il pouvait être tout aussi extraordinaire d'être moldo-valaque en 1800. * Nous ne traiterons pas dans ce livre des trois provinces roumains sous administration autrichienne: Banat, Transylvanie et Bucovine.Si la masse paysanne y parler la même langue roumaine qu'en Valachie et en Moldavie (avec à peine des nuances d'intonation ou des différences de vocabulaire), si le costume, l'habitat, les coutumes, les habitudes alimentaires y sont tout à fait semblables – phénomène admirable qui continue d'étonner linguistes et ethnologues –, les vicissitudes de l'Histoire ont tissé des deux côtés des Carpates des destins différents. Banat et Transylvanie échoient à la couronne de Hongrie dès le XIe siècle et partagent son sort. La Transylvanie est partiellement colonisée, de Hongrois dans les marches frontières, d'Allemands dans les villes. Après le désastre de Mohacs (1526), le Banat devient pachalyk turc, comme la Hongrie elle-même; la Transylvanie, sous les princes hongrois, devient vassale de la Porte, comme la Moldavie et la Valachie, tout en jouissant d'une liberté plus grande. Après la paix de Carlovitz, en 1699, c'est l'administration autrichienne qui s'installe en Transylvanie comme au Banat, puis en 1775 en Bucovine, ce morceau de la Moldavie du nord arraché à la Turquie contre le droit des gens.Ainsi, par une concomitance qui n'est pas pur hasard, c'est au moment même où les Roumains de l'ouest et du nord entrent dans la mouvance autrichienne, donc occidentale, que l'empire asiatique des Ottomans accentue dramatiquement son emprise sur la Valachie et la Moldavie.Aux environs de 1800, les Roumains d'en deçà des Carpates et ceux d'au-delà, malgré tout ce qui les unit, vivent dans deux mondes différents. Mais si nous laissons de côté l'histoire et la vie quotidienne des Transylvains, nous verrons cependant plus loin le rôle capital que beaucoup d'entre eux joueront au XIXe siècle dans l'éveil national des Roumains des Principautés.


by Neagu Djuvara