Les Mathématiques A Paris Au Moyen Age

L'œuvre mathématique du moyen âge parisien aux XIIIe et XIVe siècles a été ignorée en grande partie jusqu'à la fin du siècle dernier. C'est surtout Pierre Duhem qui a déchiré le voile de notre ignorance, en nous présentant des savants de premier plan, qui ont enseigné ou étudié à Paris, et dont pourrait s'enorgueillir n'importe quelle époque. Les savants moyenâgeux se trouvaient sous l'influence du prestige du Satyrgite, prestige accru par les commentaires élogieux des Arabes. On n'osait pas attaquer les principes du système péripatéticien, unanimement admis, même si l'expérience nouvelle faisait voir des trous dans le système. Ce n'est qu'en 1277 qu'on porte un coup important au prestige d'Aristote. Pour des raisons théologiques, l'évêque de Paris, Etienne Tempier fit commander 300 propositions péripatéticiennes; c'était à la fois une atteinte à la foi en l'infaillibilité d'Aristote et un encouragement pour attaquer le système scientifique du Satyrgite. P. Duheme voit là "la brèche par laquelle notre mécanique et notre physique ont passé". Un des problèmes qui a intéressé au plus haut degré la science des XIIIe et XIVe siècles fut la question de l'infini: infiniment grand, infiniment petit, limites. Aristote n'admettait pas l'existence de l'infiniment grand; la Scolastique chrétienne croyait dans la toute puissance de Dieu, donc dans sa puissance de créer l'infini. La contradiction entre la théologie et l'Aristote était flagrante. Saint Thomas d'Aquin (1227 – 1274) explique l'impossibilité de l'existence de l'infini, dont parle Aristote, se rapporte à l'univers créé, mais pas au créateur. Un disciple de saint Thomas, Gilles Colonna ou Gilles de Rome (1242 –1316), suppose que la grandeur peut être considérée de trois manières différentes: 1. en tant que grandeur, en faisant abstraction de la manière dans laquelle elle est réalisée; 2. réalisée dans une matière sans spécifier cette matière; 3. réalisée dans une matière déterminée. Les deux premiers aspects de la grandeur permettent la divisibilité à l'infini, mais pour les grandeurs réalisées dans une manière déterminée, il y a des minima naturels au-dessus desquels on ne peut pas pousser la divisibilité sans entraîner la corruption de la matière. L'existence de ces minima "naturels", expliquée dans les Quod libeta de Gilles, l'atomisme avec les théories péripatéticiennes. Un pas en avant dans l'étude de l'infini est fait par le Portugais Petrus Julianus Hispanus (1226-1277), le futur pape Jean XXI. D'après lui, il y a deux manières d'envisager l'infini: catégorique et syncatégorique. Dans les propositions catégoriques, les termes sont considérés comme actuellement réalisés ou comme susceptibles d'être entièrement réalisés en acte: in facto esse. Dans les propositions syncatégoriques, les termes peuvent se réduire à l'acte toujours d'une manière incomplète, toujours avec un mélange de puissance: in fieri. Dès lors, une distinction devient nécessaire: ce qui est vrai au sens catégorique peut ne plus l'être au sens syncatégorique, et inversement. Ces considérations ont été" développées par Walter Burley, Guillaume d'Ockam, Jean de Jandum, etc., pour arriver, au milieu du XIVe siècle, à Paris, à l'apogée des études sur l'infini. A cette époque, il y avait à Paris des professeurs célèbres: Albert de Saxe, professeur de 1350 à 1361; Trhémon le fils du Juif, qu'on rencontre en 1349 comme licencié, et ensuite jusqu'en 1361 comme procureur et receveur à l'Université; Jean Bouridan (1300-1360), recteur en 1327. Ils représentent un courant qu'on peut appeler finitiste, en admettant l'infini siyncatégorique, mais en niant la possibilité de l'infini actuellement réalisé. D'autres savants de la même époque admettent l'existence de l'infini actuel, catégorique, de transfini d'aujourd'hui. Citons, parmi ces infinitistes, Grégoire de Rimini, qui, après avoir enseigné à Paris, mourut à Vienne en 1358 comme général des Augustins; Robert Holkot (m. 1349), etc. Albert de Saxe formule très clairement la différence entre les deux conceptions de l'infini. Voici un passage d'Albert, cité par Pierre Duhem (Etudes sur Léonard de Vinci, 2e série p. 23). "Si l'on formule deux propositions semblables, mais que l'infini soit tenu pour catégorique dans l'une et pour syncatégorique dans l'autre, ces deux propositions sont radicalement hétérogène entre elles: elles ne résultent pas l'une de l'autre; elles ne se répugnent pas, non plus l'une à l'autre. La vérité de chacune d'elles doit être prouvée en soi et sans souci de la vérité de l'autre. C'est ainsi que cette proposition: le continu est infiniment divisible, n'entraîne pas cette autre: le continu peut être divisé en une infinité de parties; car en la première il s'agit d'un infini syncatégorique et, en la seconde, d'un infinicatégorique." Albert réussit, par l'effort seul de la pensée, de créer la notion de limite, atteinte ou non atteinte. Les faits mathématiques qu'il utilise pour cette création sont extrêmement réduits, à peine connaît-il la progression géométrique de raison subunitaire, pour tout exemple de suite infinie. Voici le raisonnement: Albert considère une série de puissances actives. Etant donnée une puissance active, il n'existe pas une résistance maximum parmi les résistances qu'elle peut surmonter, mais il existe une résistance minimum parmi les résistances qu'elle ne peut pas surmonter. Pierre Duhem cite à ce point de vue des passages très importants (Ibid, p. 27). "Soit, en effet, A la puissance active; on peut se donner une résistance qui lui soit égale et la désigner par B. Or, cette résistance est la résistance minimum parmi celles que la puissance A ne peut pas surmonter. La puissance A, en effet, ne peut pas surmonter la résistance B, car elle ne l'excède point. Mais si nous nous donnons une résistance quelconque inférieure à B, nous pouvons trouver une résistance supérieure à celle-là que la puissance A peut surmonter: soit, en effet, une résistance supérieure à celle-là et inférieure à B; et comme le moindre excès suffit à déterminer le mouvement, une résistance inférieure étant donnée, on peut trouver une résistance supérieure à celle-là que la puissance active A surmonte. Dès lors, d'après la définition du minimum in quod non donnée ci-dessous, B est la résistance minimum parmi celles que A ne peut surmonter." Ceci revient à reconnaître que parmi les résistances que la puissance A peut surmonter il y a un minimum; limite atteinte, tandis que la puissance A peut surmonter, il n'y a pas de limite atteinte (Albert divise en deux la différence entre B et la résistance inférieure donnée, ensuite le nouvel intervalle, et ainsi de suite). Il y a toujours une résistance plus grande de la même classe, quelle que soit la résistance donnée, que la puissance A peut surmonter. Albert emploie ces notions pour conclure à l'existence de l'infiniment grand syncatégorique et à la négation de l'infiniment grand catégorique. Voici, par exemple, son raisonnement pour montrer la possibilité de tracer une courbe de longueur infinie syncatégorique, mais non pas catégorique, sur un cylindre fini. Le raisonnement est résumé par P. Duhem (Ibid., p. 44-45). "On prendrait un cylindre fini dont on diviserait la hauteur en parties proportionnelles. ("Diviser en parties proportionnelles", selon Albert de Saxe, veut dire diviser l'entier en parties qui décroissent suivant les lois de la progression géométrique de raison ½.) A la surface de ce cylindre on tracerait une spire d'hélice ayant pour pas la première partie proportionnelle de la hauteur; on la ferait suivre d'une seconde spire d'hélice ayant pour pas la seconde partie proportionnelle de la hauteur, et ainsi de suite. On formerait de la sorte une espèce de spirale de longueur infinie. Albert de Saxe accorde bien que cette courbe, si elle était tracée, serait de longueur infinie; mais cette courbe ne peut pas être tracée en entier; il faudrait, en effet, qu'elle fût terminée, que ses spires embrassent toutes les parties proportionnelles du cylindre, or, "il n'existe pas de parties dont on puisse dire qu'elles sont toutes les parties proportionnelles de cylindre nullae partes sunt omnes partes proportionnales columnae". Par cette argumentation, l'impossibilité de l'infiniment grand en acte se trouve rattachée à l'impossibilité de réaliser la division à l'infini du continu; entre la théorie de l'infiniment grand et la théorie de l'infiniment petit, elle établissait une correspondance très exacte qu'Aristote et Averroès n'avaient pas entièrement reconnu. Grégoire de Rimini, au contraire, accepte l'existence de l'infini catégorique, en acte. Il admet, en plus, la divisibilité à l'infini au sens actuel, catégorique, de toute grandeur continue. A l'argument d'Albert de Saxe qu'il n'y a pas de dernière spire de l'hélice, il répond que ceci est vrai au sens syncatégorique; mais, si l'on considère la courbe dans sa totalité, sans indiquer l'ordre des spires, il y a bien une longueur infinie actuelle. Cette floraison des études sur l'infini commence à s'éteindre vers la fin du XIVe siècle. Déjà Marsile d'Inghem, ancien élève de Paris, recteur de Heidelberg (m. 1393), ne fait plus les distinctions subtiles en ce qui concerne les limites atteintes ou non atteintes. Au XVe siècle, dans son Propositum de infinito, Jean Majoris (bachelier de Paris en 1450, régent du Collège Montaigu de Paris dans la seconde moitié du XVe siècle) nous montre les discussions peu profondes qui ont suivi les recherches d'Albert de Saxe, de Jean Buridan ou de Grégoire de Rimini. Les disciples des ces maîtres éminents n'étaient plus à la hauteur de l'enseignement reçu. Dans un Trilogus inter duos logicos et magistrum (contenu dans le Propositum) deux élèves se plaignent à leur maître de l'aridité des sujets des cours: trop d'études sur l'infini, de discussions sur la composition du continu, etc. Un des élèves dont parle Majoris, Jean Dullaert de Gand (1471-1513) succéda à la régence du collège Montaigu. Les idées de l'Ecole parisienne passèrent dans les autres universités du continent, grâce à des anciens élèves comme Marsile d'Inghem, etc. Certaines universités du Nord de l'Italie commencèrent à s'en emparer au XVe siècle. C'est ainsi que la Summa totius philosophiae de Paul de Venise (=Paul Nicoletti d'Udine, m.1429) régna à Padoue durant plus d'un siècle, en exposant l'enseignement de l'Université parisienne, et surtout celui d'Albert de Saxe.


by P. Sergescu