Les Bonnets De La Comtesse

PERSONNAGES ____ La Comtesse Alice d'Irmont, jeune veuve.Armand de Brème, son cousin, officier de marine.Le Prince Béreznine.Le Baron de Graenzfeld.Juliette, femme de chambre, sœur de lait de la Comtesse.Un laquais. ____ La scène se passe à Paris. – Un riche salon. – Porte au fond. – Porte latérales. – Cheminée à droite. – Sur le premier plan à gauche, un guéridon, journaux, albums, etc. ____ SCÈNE I JULIETTEMadame dort toujours!... deux heures ont sonné.Quel sommeil!... C'est qu'au bal elle s'en est donnéeJusqu'au matin,… horreur!... aussi j'ai dans l'idéeQu'elle avait, en rentrant, bien peur d'être grondéePar moi, car j'ai l'honneur d'être sa sœur de laitEt je puis librement dire ce qui me plaît.Je l'aime tant d'ailleurs! Elle est pour moi si bonneQue si j'étais un prince, elle aurait ma couronne.Mais que dis-je! Une veuve, une femme d'espritSe laisser retomber en pouvoir de mari?Que néni,… et pourtant plus d'un malheureux sireTendrement, longuement et vainement soupire.Le prince Béreznine a beau s'évertuerA l'assurer qu'il l'aime au point de se tuer.Et qu'un Russe, après tout, n'est pas un bloc de glace…Madame, en plaisantant, le fait fondre sur place.Le baron de Graenzfeld, un autre soupirantQu'à son nom gracieux on devine Allemand,A beau, de son coté, chanter… métaphysiqueEt montrer dans la nue un amour germanique,Madame, en souriant au bel Autrichien,Lève les yeux et dit: Baron, je ne vois rien.Et cependant elle a des yeux qui semblent direAmour!... et de l'amour elle ne fait que rire.En aurait-elle peur?... Ah! Dieu, peur de l'amour!Un enfant si mignon et vêtu… presque à jour,Un gros petit joufflu si plein de gentillesse,Qu'on le dévorerait à force de caresses.Non, je le vois, Madame avec son air mutinCherche à donner le change à quelque noir chagrin,Car pour être comtesse, elle n'est pas moins femmeEt doit, bon gré, mal gré, gémir au fond de l'âme.C'est dans l'ordre, on l'a dit: Aimer, pleurer, gémir,C'est notre sort à nous, hélas, et puis mourir!Mourir… cela s'est vu, la chose n'est pas neuve,Mais il est fort malsain de mourir jeune et veuve;Aussi, pour marier la comtesse au plus tôt,J'irais jusqu'à trouver de l'esprit dans un sot. (Un laquais entre par la porte du fond. Il apporte un carton qu'il dépose sur une chaise près du guéridon.) SCÈNE II JULIETTE. – UN LAQUAIS. LE LAQUAISMademoiselle…JULIETTE Quoi?LE LAQUAIS Ce carton qu'on apporte.JULIETTEBien; sortez en fermant tout doucement la porte.Ah! Louis, prenez soin que le thé soit bien chaud,Quand aux petits pâtés…LE LAQUAIS Ils sont sur le réchaud.JULIETTESont-ils frais?LE LAQUAIS Oui.JULIETTE Tant mieux, Madame en est friandeMais pas autant que moi.LE LAQUAIS (à part) Je le crois bien, gourmande.JULIETTEAllez! Que tout soit prêt!LE LAQUAIS Bien, je cours… mais pardon,Puisque c'est jour dès Rois, ne serait-il pas bonD'ajouter un gâteau,… là… bien grand?JULIETTE (à part) Il me tente.LE LAQUAISFaut-il?JULIETTE Oui, pour ma part j'en serai fort contente. (Le laquais sort. – Juliette ouvre le carton.) SCÈNE III JULIETTEVoyons; ah! Les amours de bonnets! Un, deux, trois.On voudrait les porter tous les trois à la fois.Tant ils sont fins, coquets et de mine avenante,L'un rose, l'autre bleu, la troisième amarante.Trois couleurs de grand deuil, et que l'on doit subirPour bien aimer, pour bien pleurer, pour bien gémir!(tragiquement) O! Ciel, voilà pourtant les tristes bandelettesQue le sort, ce grand prêtre, attache sur nos têtes.Mais il faut avouer franchement qu'après tout,Ce grand prêtre modiste a, d'honneur, fort bon goût! SCÈNE IV JULIETTE. – LE PRINCE (un bouquet á la main.) LE PRINCEJuliette!JULIETTE (à part) C'est le prince!LE PRINCE Est-on d'humeur aimableCe matin?JULIETTE Qui?... Moi?LE PRINCE Non, ta maîtresse adorable.JULIETTEJe n'en sais rien, mon Prince; elle sommeille encor.LE PRINCEComment?... l'astre n'est pas levé?JULIETTE Non, l'astre dort.LE PRINCETant mieux; dans son album j'aurai le temps d'écrireQuelques vers bien sentis que ce bouquet m'inspire.Toi, pendant ce temps là, fais œuvre de tes doigtsPour étaler mes fleurs dans ce vase chinois. (Le prince se place devant le guéridon. Juliette va arranger les fleurs dans l'un des deux vases placés sur la cheminée.) LE PRINCE (à Juliette)J'improvise… (à part) quoi donc?... la romance nouvelleDu bouquet,… oui… pourvu que je me la rappelle!JULIETTE (à part)Chères petites fleurs, que je plains votre sort!Plus on vous aime et plus on vous condamne à mort!LE PRINCE (écrivant)"Tenir un bouquet ce n'est pas grand-chose,Mais quand il est frais et quand il est rose…"JULIETTE (à part)Pauvre prince! Il fait mal à voir se démenerEt prendre ainsi des airs penchés pour griffonner.LE PRINCEC'est fait; quand je m'y mets, j'écrirais des volumes!JULIETTETout autant?... on voit bien que l'amour a des plumes.LE PRINCE (se levant)A merveille! Julie, approche ici… D'abordJe désire avec toi me mettre bien d'accord…JULIETTESur quoi?LE PRINCE Sur tout. Je veux, pour servir mon audace,Me faire de ta langue un ami dans la place.J'ai besoin d'un babil qui parle en ma faveur.Et qui de la comtesse étourdisse le cœur.Tu me parais adroite autant qu'insinuante,Mais as-tu le babil exigé?JULIETTE Je m'en vente.LE PRINCEBravo, nous sommes faits pour nous donner la main. (Il prend la main de Juliette.) JULIETTEBah!LE PRINCE Oui, j'aime à frayer avec l'esprit malin.Nous sommes alliés, permets en conséquenceQue je passe à ton doigt cet anneau… d'alliance.JULIETTEUn bague en rubis?... il s'agit de gros jeu.Vous voulez me corrompre.LE PRINCE Oh! Non!JULIETTE Oh! Si!LE PRINCE Bien peu,Un tout petit peu.JULIETTE Vrai?LE PRINCE Bien vrai.JULIETTE Pas davantage?Soit, je vous servirai de tout mon verbiage.LE PRINCEJ'adore la comtesse, oh! Je l'aime à l'excès,Comme un vrai parisien, pour le moins.JULIETTE Je le