Le Moi Et Le Monde

CHAPITRE XIICONCLUSION 1. Chrisis, l'héroïne du roman Aphrodite de Pierre Louys, est condamnée à mort. Bientôt elle va boire la ciguë; en attendant, elle pense aux apparences que son corps prendra désormais. Elle tâte son visage et sent les os qui, sous peu, seront visibles, et tout à coup elle comprend (ou "se rend compte" ou "apprend") ce que tout le monde sait pourtant depuis toujours: que le squelette est en nous, que l'on ne se transforme pas, peu à peu, en une carcasse hideuse, mais que cette construction on la porte toute sa vie dans l'intérieur de son corps où elle attend patiemment le moment de paraître. Ce sont là les pensées de Chrisis, et le lecteur, tant soit peu psychologue, ne peut ne pas sentir combien elles sont "exactes", donc vraisemblables. Par contre, le lecteur barbare, le lecteur simpliste dira: "Tout le long du roman Chrisis se présente en femme éveillée et rusée, nullement en imbécile. Un homme normal peut-il ne pas savoir que nos os sont dans l'intérieur du corps?". Et il sera difficile de lui faire comprendre de quoi il s'agit, car la chose est compliquée et mystérieuse. Il n'y a pas de doute, Chrisis savait depuis longtemps que le squelette ne nous est pas extérieur, et pourtant elle a l'impression précise de s'être rendu compte pour la première fois d'une vérité importante. 2.L'analyse des notions fondamentales nous fait comprendre le sens réel de certaines questions. Considérons les problèmes ontologiques. Si l'on se demande: "le monde matériel existe-t-il réellement?", on a l'impression d'avoir posé une question claire; en fait, sa signification est encore bien peu dégrossie et très implicite. Mais maintenant nous savons à quoi correspond l'intuition de ce problème. Il y a deux existences simples, celle des devenirs et celle des idées elles se combinent et donnent l'existence "complète", qui est celle des substances. Quand on demande "les objets matériels existent-t-ils réellement?" cela veut dire: "ces possibilités possèdent-elles notre esprit seul qui les leur accorde?".Les objets matériels, l'espace, les idées, les états conscients, chacune de ces "existences" existe d'une autre manière pour notre intuition: la proportion entre les deux composantes est variable. Il s'ensuit que le problème de savoir si les objets, l'espace, les idées, etc., existent, change chaque fois le sens du verbe "exister". Cela seul donne à penser que tous ces problèmes comportent au moins un côté créé par notre esprit. 3.Nous avons insisté à plusieurs reprises sur notre refus de prendre position dans les controverses ontologiques; nous nous demandions quel sens avaient les diverses sortes d'existences, comment l'esprit était amené à former ces significations et ainsi de suite; mais si elles étaient des réalités en elles-mêmes, indépendamment de l'intelligence qui les pensait, ce problème, nous nous abstenions de le poser.Pourtant, au terme de notre analyse, nous croyons avoir abouti à certaines conclusions ontologiques, sans les avoir cherchées. Si on nous demande: "le monde extérieur existe-t-il indépendamment de l'esprit qui le conçoit?", nous pouvons répondre, forts de notre analyse: "le concept même d'"existence" dans son sens "complet", tel qu'il s'applique au monde extérieur, est l'œuvre de l'esprit, il est un amalgame élaboré d'idées et de devenirs. Ces éléments s'imposent à l'esprit, qui élabore l'amalgame. Les idées et la durée immédiate sont des matériaux qui se trouvent là et qui servent à la construction du moi et du monde".Puisque la substance n'est rien hors de l'esprit qui la conçoit, non seulement le monde spatial et matériel mais aussi "moi" et mes semblables, nous ne sommes, en tant que substance, que les œuvres de l'esprit. On dira: "à quoi bon avoir chassé le moi, si on l'adopte de nouveau sous le nom de l'esprit?". Mais c'est que, dans le langage humain, on peut aller loin sans substantifs et en ne faisait usage que de l'impersonnel. Par conséquent, nous entendons que "l'esprit" soit lu entre guillemets. En fait, les substances sont engendrées dans la durée immédiate et non grâce à un être nommé "esprit" mais à certains devenirs conscients, à des "tendances" vers des "états" agréables, et à la crainte de subir des états désagréables; en un mot, elles sont engendrées parce que tel se trouve être l'intérêt au sein de la durée immédiate.Voyons donc quelle est la réalité dont l'indépendance par rapport à "l'esprit" résiste à la critique. Une fois la signification substantielle écartée, il faut faire une distinction, du point de vue ontologique, entre les durées conscientes et les durées inconscientes. Il est vrai que ce sont des raisons d'ordre pratique qui, d'abord, nous les font admettre les unes comme les autres. Pourtant, il est évident que les titres à la réalité que possèdent les deux sortes de durées sont incomparables comme valeur. Nous ne concluons nullement au solipsisme. Toutes les manifestations des "corps vivants" ne cessent d'attester qu'à chacun est attachée une durée consciente. Par contre les durées inconscientes que nous prêtons aux objets matériels ne sont que des fictions nécessaires.Ainsi la Réalité est, d'après nous, un faisceau de durées conscientes, "bergsoniennes" en ce qu'elles se déroulent sans s'appuyer sur rien de stable. Si l'on veut classer notre conclusion, on peut la dire "conscientialiste".Chaque durée, en tant que durée, est indépendante des autres. Si l'on dit qu'elles se déroulent "ensemble" ou "simultanément", on a transgressé déjà la réalité réduite et dénuée qu'il nous est permis de connaître, et on est passé dans le domaine des fictions nécessaires. 4.On entend dire quelquefois: "quiconque nie la réalité de la matière et conçoit le monde extérieur comme élaboré dans la conscience est irrévocablement voué au solipsisme, car il n'y a pas de différence essentielle entre l'existence des autres consciences et celle des objets: ce sont les deux moitiés du monde extérieur". Il y a un fond de vérité en cela, et nous avons expliqué que les deux sortes d'existences comportent également des durées affirmées, à tort ou à raison, par notre esprit, sur le modèle de la durée immédiate. Or, la différence entre la "réalité" matérielle et la réalité consciente est justement que c'est à tort dans le premier cas et à raison dans le second que l'esprit octroie les durées. Qu'est-ce qui vous fait admettre la réalité d'une durée consciente? Vous percevez un corps plus ou moins semblable au "vôtre"; vous constatez que ce corps bouge pareillement au vôtre, c'est-à-dire comme s'il était mû par des actes volontaires; qu'il émet des sons plaintifs s'il est blessé, qu'il cherche la nourriture et la mange, qu'il fuit le danger, tout cela pareillement à votre corps. Vous en induisez par analogie qu'à toutes ces actions correspondent des phénomènes psychiques semblables à ceux que vous vous connaissez, et comme ces phénomènes ne sont pas compris dans la durée immédiate, vous en concluez qu'ils forment une autre durée, semblable à celle-ci. Vous supposez tout cela parce que vous y trouvez des avantages pratiques. Toute votre vie sociale, et une bonne partie de l'autre, est basée sur cette hypothèse, qui ne cesse de se confirmer durant votre vie entière.Voyons à présent ce que vous constatez à l'égard des objets matériels. Vous observez que certaines impressions sont reliées en un faisceau par des règles précises; vous apprenez que d'autres impressions similaires forment un faisceau semblable dans chaque durée consciente, et voilà tout. En bonne logique, c'est un pas complètement injustifié que de passer de là à l'affirmation d'une durée particulière, autre que celles qui contiennent les faisceaux semblables. Vous êtes durée consciente ou possibilité de durée consciente, et vous induisez, par analogie, d'autres durées et d'autres possibilités semblables; mais avez-vous jamais été table ou chaise, avez-vous jamais été durée inconsciente, pour savoir ce que cela peut être?De plus, la notion de durée inconsciente est contradictoire et impensable, dès qu'on la rend explicite: le second terme nie la conscience, que le premier implique. (…) 7.On est tenté de se demander si vraiment l'idée et la durée sont des éléments simples ou si l'on ne pourrait les réduire à un seul élément primordial. La voie qui semble promettre le succès serait celle qui ramènerait l'abstrait au concret, l'idée au devenir. En effet, le raisonnement suivant semble séduisant au premier abord: "l'expérience nous présente un grand nombre de nuances distinctes de la couleur verte; chacune se réduit à un devenir d'une qualité caractéristique, devenir que l'on exprime en disant"j'éprouve telle sensation de couleur". La notion "vert" n'est rien d'autre que l'ensemble de ces devenirs formant continuité, de même qu'une maison n'est rien d'autre que du mortier, des briques et autres matériaux dont elle est construite. Or, si cela est vrai pour "vert", on peut montrer de proche en proche qu'il en sera de même pour toutes les notions, même les plus abstraites: un nombre, lui aussi, se ramène, par un chemin plus ou moins compliqué, à des expérience qui ne sont que des devenirs".Mais il n'est pas exact de dire que "vert" consiste en des devenirs d'une certaine qualité, et encore moins qu'il ne consiste qu'en eux. Tant qu'une sensation n'est qu'un devenir exclusivement (à supposer que l'on puisse imaginer un état conscient à tel point privé de signification), elle ne désigne rien, mais elle est hermétiquement close et ne se compare à quoi que ce soit. Or, pour se grouper sous une notion, il faut que chacun des sensations de "vert" vise les autres; il faut qu'elle adopte une signification, et c'est là un élément qui n'est pas d'ordre sensoriel. Cette référence sui generis de chaque nuance à toutes les autres est un acte simple et donc inanalysable.Il y a plus; les sensations de "vert" sont en nombre fini, tandis que la notion respective ouvre une liste illimitée en principe; cela seul suffirait pour démontrer que les idées sont irréductibles aux devenirs.Le problème a aussi un côté psychologique qui est intéressant… et dont la solution nous donne raison. Il est étonnant à quel point les préjugés sensualistes étaient encore puissants il n'y a qu'un demi-siècle. En ce temps-là on admettait couramment que la compréhension d'un mot ou d'une phrase consiste en images intérieures plus ou moins vagues. La psychologie expérimentale, de même que l'autre, a fait justice de ce lieu commun dont la fausseté est évidente.Prenons le cas le plus avantageux pour la théorie qui identifie la pensée aux images: celui d'un homme dont les réflexions sont excessivement "imagées". M. Bovet qui a repris les expériences de l'école de Wurtzbourg, constate que parmi tous ses sujets, le professeur Claparède avait les visions intérieures le plus riches et les plus nombreuses. Pourtant "un autre que lui, en voyant les images par lesquelles M. Claparède traduit sa pensée, ne pouvait la deviner[1]". Comment en serait-il autrement? "Un jardin", "quelques jardin", "tous les jardins", "de nombreux jardins", il est évident que toutes, ces expressions différent entre elles quant à la signification, et pourtant on ne voit pas comment l'image d'un jardin devrait changer chaque fois pour être adéquate au sens nouveau et le différencier des autres. L'indépendance du sens par rapport aux images devient plus évidente encore si l'on considère des significations "inillustrables" par essence. Nulle vision intérieure ne peut rendre des expressions telles que "après cela", "parce que", "mais", et ainsi de suite. Pourtant, je comprends ces expressions (bien que d'une autre manière qu'une proposition complète), elles ne sont pas pour moi seulement des syllabes familières.Mais il existe des hommes qui pensent sans user presque d'aucune image. Les mots mêmes ne leur sont pas indispensables. D'ailleurs, nous croyons que les paroles intérieures manquent presque toujours quand il s'agit de pensées que l'on poursuit pour soi-seul (car souvent nos méditations sont des projets d'explications futures, à l'intention de nos semblables). Lorsqu'on interrompt brusquement ces sortes de pensées, avec l'intention non-préméditée de découvrir ce qui s'y passe, on n'y trouve ni images ni paroles, mais on surprend pour quelques instants ces êtres mystérieux que sont les idées muettes, aveugles et pourtant claires. La vision est brève, car bientôt des mots et des images accourent pour donner une consistance matérielle aux pensées pures de tantôt.Il y a des expériences que l'on fait parfois, malgré soi, et grâce auxquelles les idées libres d'images et de mots deviennent évidentes: ce sont certains phénomènes d'amnésie. Quand je veux dire "cet homme est sympathique", et que je dis seulement "cet homme est…", parce que le dernier mot m'échappe, que se passe-t-il dans l'intervalle représenté par les points de suspension? Je sais ce que je voudrais dire, seul le mot me manque; le vide que je crois ressentir n'est pas un vrai vide, il contient la signification pure.On a voulu réduire encore la compréhension comme la pensée à divers autres éléments psychique; à des états affectifs, à des tendances retenues, à des ébauches intérieures d'action, au sentiment d'une puissance, etc. Mais s'il est vrai que ces données font souvent cortège à nos réflexions, qu'elles sont leurs épiphénomènes, qu'elles leurs servent parfois de soutien, il est pourtant hors de doute que nos réflexions en elles-mêmes en sont distinctes; et voici pourquoi. En général, la pensée passe, à mesure qu'elle se trame, par le foyer le plus clair de notre attention, la pensée normale est un phénomène éminemment conscient. Par conséquent, si la compréhension d'un mot ou d'une phrase était constituée par telle et telle donnée psychique, celles-ci ne devraient pas rester cachées, mais apparaître, au contraire, en pleine lumière. Or, il n'en est rien: l'unique chose que nous apercevions c'est le sens même, l'idée, dont on peut dire seulement qu'elle n'est ni sentiment, ni tendance, ni ébauche d'action, ni aucun autre élément psychique. Et la preuve que ces épiphénomènes se trouvent dans la pénombre et à la périphérie de la signification même, c'est qu'il a fallu souvent de grands efforts d'analyse intérieure pour les découvrir.Maintenant, si l'on se rappelle qu'un sens se présente naturellement à l'esprit comme toujours le même, tandis que les données conscientes ne peuvent prétendre qu'à une ressemblance plus ou moins grande, on conclura que les significations sont des êtres étrangers aux éléments bruts de notre durée participe mystérieusement. Ajoutons d'ailleurs que nous n'avons pas le moyen d'apprendre ce que sont les significations hors de cette participation.Sans doute, l'esprit a dû se donner souvent beaucoup de peine pour trouver certaines idées (telles que les nombres), impliquées par l'expérience et cachées par elle; mais il s'est donné cette peine pour les découvrir et non pour les inventer et elles sont des éléments primitifs, irréductibles. Ainsi les idées se présentent à notre esprit comme indépendantes de lui et de la durée consciente; mais c'est à notre esprit qu'elles se présentent ainsi, et nous ignorons ce qu'elles peuvent bien être en elles-mêmes. 8.Le nom que le "sens commun" s'est donné à lui-même est remarquablement approprié. C'est sur commun que devrait être l'accent: il s'agit en effet de l'ensemble des croyances et des concepts qui sont non seulement communs aux hommes, mais qui sont à la base de la communauté. L'origine de ces croyances et de ces concepts est également la pluralité humaine. La société est donc le principe et la raison d'être du sens commun; c'est pourquoi tout être humain est obligé de l'adopter, dès qu'il rentre dans le train de la vie commune.Dans le sens commun prennent source deux courants de la pensée humaine: la science et la philosophie. Le sens commun étant un ensemble de notions, de lois et de fictions analogues à la science, il exigeait, tout comme celle-ci, une épistémologie, et nous avons essayé d'en présenter une dans ses grandes lignes. La philosophie emprunte certains concepts fondamentaux au sens commun, temps, espace, moi, objet, etc., et il appert qu'elle ne se rend qu'un compte très vague des significations véritables qui y correspondent; de ce point de vue, ce qui précède peut être considéré comme une sorte de sémantique introductive à la philosophie.Mais on peut dire aussi que notre ouvrage n'est essentiellement que l'analyse des acceptions du terme "le même". Il est vrai que pour mener à bout cette analyse, il nous a fallu réviser tout l'univers du "réel"; cela vient sans doute de l'importance fondamentale de cette notion, et puis aussi de ce que tout se tient. (…) 10.Le premier écrivain, sans doute, qui ait illustré toute l'absurdité des rêves est Proust. Le personnage principal de son roman raconte, par exemple, qu'il fut réveillé un matin juste sur les mots: "Cerf, cerf, Francis Jammes, fourchette", qui dans son sommeil avaient eu un sens très clair, et que durant les quelques instants qui séparent le sommeil de l'état de veille, leur sens disparaissait, les laissant privés de toute signification, tels qu'ils sont en fait. Dans un autre passage, Proust dit qu'il est bien moins désagréable, quand on a mal aux dents, de reconnaître la douleur pour ce qu'elle est, que de la prendre, en rêve, pour un effort très pénible et sans fin de tirer hors de l'eau une femme qui se noie. Dans la première page de son œuvre principale, nous lisons: "Je n'avais pas cessé en dormant de faire des réflexions sur ce que je venais de lire, mais ces réflexions avaient pris un tour un peu particulier; il me semblait que j'étais moi-même ce dont parlait l'ouvrage: une église, un quatuor, la rivalité de François Ier et de Charles Quint".On voit que le rêve réussit à réaliser non seulement l'impossible mais aussi l'inimaginable, l'impensable. On ne comprend plus le lendemain comment une phrase semblable à "Cerf, cerf, Francis Jammes, fourchette" peut avoir un sens, ni comment une douleur physique se changerait en un effort musculaire, de manière que l'on reconnaisse par la suite la douleur dans cet effort. Un homme transformé en église, passe encore, mais transformé en un quatuor ou en une rivalité! – Et pourtant tout cela devient de la réalité pour celui qui rêve; le rêve nous fait connaître des couleurs sans étendue, des mélodies sans notes successives, des objets sans volume, des parfums sonores; le rêve réalise presque la poésie symboliste.On dirait qu'il y a une logique spéciale, très différente de la logique de veille, et que l'on est amené à rapprocher de celle de la participation. Ce fut un événement dans le monde des idées lorsque l'on crut pouvoir montrer que l'esprit des sauvages n'est pas soumis à notre logique; les sauvages prétendent, par exemple, n'être pas seulement des hommes mais aussi des perroquets, des crocodiles, etc.; c'est-à-dire des animaux de l'espèce qui symbolise leur tribu. Ces affirmations, disent les spécialistes, n'ont pas un sens figuré pour le sauvage; il se croit réellement et proprement, à la fois homme et crocodile.Il y a des songes qui ressemblent étonnamment à ces croyances absurdes (on cause avec un ami et durant la conversation celui-ci se change en une veille femme ou en canapé, sans cesser d'être l'ami de tantôt). Mais ce qui nous intéresse davantage, c'est que les deux sortes d'absurdités, celles des sauvages et celles du songe, sont du même genre, du même style, que celle que, tout le long de ce livre, nous avons découverte dans le sens commun, et que la science imite à sa manière. Les bizarres identifications que Proust constate dans les rêves font très bien pendant à celle qui assimile un homme à un crocodile; mais non moins à celle qui fait un seul être d'un homme et d'un enfant ou même d'un fœtus. Elles sont également tout à fait semblables à l'identification de deux gaz avec un liquide (O+H2=OH2)[2]. Il arrive qu'on voie en rêve un rouge sonore; mais c'est là, au fond, une sensation tout aussi étrange que le rouge non-vu, ou qu'une surface visuelle identifiée à une surface tactile. Certes, "Cerf, cerf, Francis Jammes, fourchette", ces mots assemblés n'ont aucun sens, mais les points d'intersection des courbes qui ne se coupent pas sont également insensés, de même qu'une durée vide (inconsciente) qui n'est qu'une série successive sans éléments successifs.Bien des gens connaissent ce rêve typique: un objet ou un être vivant cesse tout à coup d'être unique; il se multiplie, sans perdre pourtant son individualité, qui devrait, semble-t-il, garantir son unicité. Or, on vient d'assister à des opérations entièrement similaires du sens commun: la multiplicité des durées s'identifie en une durée unique qui est le temps.La même candeur, le même manque d'étonnement, accompagnent toutes ces contradictions et certifient ainsi leur source commune. On considère comme allant de soi, en rêve, les choses les plus extraordinaires; les sauvages ne comprennent rien à la stupeur des Européens devant leurs affirmations insolites; et de même, nous manions en nos pensées le temps, l'espace et les autres notions fondamentales semblables, sans nous douter des contradictions qu'elles recèlent.Evidemment, il s'agit ici d'une même "puissance" de l'esprit, en action dans trois domaines différents. Chez les sauvages, elle résout sans doute des difficultés dont nous ne pouvons nous rendre compte. Quant aux rêves, la puissance réalisatrice de contradictions y travaille en artiste, ou plutôt elle y joue, libérée de ses obligations pratiques. Il y a en nous de l'absurde inemployé qui se donne libre cours dans les songes. On pourrait dire aussi: dans le chaos du sommeil, on trouve les vestiges des univers que notre esprit aurait construit si l'expérience l'y avait obligé; à leur manière, obscure et incohérente, les songes racontent la cosmogonie des mondes incréés. 11.Revenons une dernière fois sur le problème ontologique. La seule réalité qui nous soit accessible, disions-nous, est un ensemble de durées, conscientes, autonomes, monadiques. Sans doute, on ne peut rien atteindre hors de ces durées; mais n'est-on pas amené, par la logique de la réalité connue, à admettre une réalité inconnue, une "chose en soi"?Le contenu, en tant que tel, de la durée immédiate ne demande pas une justification qui transgresse la durée même; mais nous sentons le besoin de cette transgression parce que notre intelligence a pris le pli de rapporter la plupart des contenus conscients à des "objets extérieurs". Pourtant, il ne s'agit là que d'une mauvaise habitude, et la preuve en est que, dans bien des cas, le sens commun ne demande pas, de lui-même, la raison d'une manière d'être. Ma durée consciente passe par un phase de "bleu"; l'esprit croit devoir expliquer cette qualité par l'intervention d'une réalité extérieure, que cette réalité soit "l'objet bleu que je regarde" admis par le sens commun, 500 trillions de vibrations admises par la physique ou une "chose en soi" affectant ma sensibilité, comme le veut Kant. Par contre, considérons l'objet bleu en question; le sens commun constate que l'objet est bleu, mais il n'est nullement tenté de chercher hors de l'objet la raison de cette qualité; il nous semble instinctivement naturel que l'objet ait de soi-même sa couleur, tandis que les qualités de ma durée devraient lui être à tout prix imposée du dehors. D'où vient cette différence? De ce qu'on s'est habitué à interpréter les sensations comme affirmant des durées extérieures. Si, en tant que philosophes, nous faisons abstraction de cette accoutumance, toutes les qualités passagères de ce courant bigarré, qu'est la durée immédiate, seront regardées comme des données qui "se trouvent là" tout simplement, sans demander une autre explication. Voyons, en effet, à quoi l'on parvient si l'on transgresse la durée afin de trouver la raison de son contenu. On dira en essence ceci: pour que cette durée ait la composition qu'elle a, il faut qu'il existe une réalité extérieure qui la détermine. Mais cette réalité (qui ne possède aucun avantage essentiel quant à l'autonomie sur la durée immédiate) a besoin d'une nouvelle réalité qui explique à son tour sa manière d'être. On peut s'arrêter de passer indéfiniment d'une réalité explicative à une autre, qu'en posant une réalité (que les philosophes ont pris l'habitude curieuse d'appeler "Dieu"), dont on affirme qu'elle est inconditionnée, sans pouvoir dire au fond ni quels en sont les attributs, ni comment elle fait pour s'évader hors des contingences. C'est là une fiction bien pauvre et bien peu utile. Le rôle d'absolu, ou plutôt de donnée première, conviendrait tout aussi bien à la durée immédiate qu'à "Dieu". Ce qui véritablement nous fait soupçonner des réalités ignorées ce sont les vides qui s'ouvrent entre les existences connues, et en premier lieu la discontinuité fondamentale que nous avons rencontrée si souvent et qui est à la base de toutes les fictions contradictoires engendrées par l'esprit humain: les lacunes entre les durées conscientes. Celles-ci ne peuvent pas communiquer dans le sens propre du mot, mais seulement se mirer l'une dans l'autre. Le rapport entre durées est le même qu'entre le monde réel et le monde du miroir. Un objet et son image sont identiques (dans le sens de la ressemblance), mais ils sont deux numériquement. De plus, l'espace réel ne communique pas avec l'espace réfléchi: l'objet peut se mouvoir en tous sens dans le premier, mais il n'a pas la faculté de se changer en image et d'entrer dans le miroir, ni l'image la faculté d'en sortir en se "réalisant". De même, un ami peut, par sympathie, reproduire très exactement dans sa durée consciente ma joie ou ma douleur; mais ni l'une ni l'autre ne seraient susceptibles de sortir, en tant que donnée consciente, de ma durée, et de pénétrer dans celle de mon ami.La ressemblance si parfaite entre l'objet et l'image demandait impérieusement une explication. Pendant des siècles, le phénomène de la réflexion a été énigmatique jusqu'à l'épouvantable; les enfants et les sauvages éprouvent encore de la terreur devant ce monde irréel, intangible et qui singe celui de tous les jours. La physique en a fourni une justification qui satisfait l'esprit scientifique, prolongement du sens commun. La réflexion réciproque des durées demande aussi une explication, et cela de manière bien plus pressante. Il faut considérer combien cette réflexion est importante, riche en détails, universelle, jamais démentie. La vie sociale entière est basée sur la connaissance de ce qui se passe dans les consciences étrangères, et nous ne pouvons connaître celles-ci que par analogie avec la nôtre. Nos lecteurs savent de plus que le monde extérieur est construit avec des éléments réfléchis de durée.Comme la physique a expliqué la réflexion des objets dans le miroir, ainsi le sens commun a justifié la réflexion entre durées. L'univers physique possède une utilité en plus de celles que nous avons analysées; il sert d'hypothèse explicative à l'identité entre les contenus conscients. Il n'est plus étonnant que plusieurs hommes ressentent précisément la même sensation de rouge; ou plutôt, la chose n'est plus étonnante parce que nous y sommes habitués au point de ne plus être sensibles à son absurdité. On se convaincra de cette absurdité en se rappelant que, selon le sens commun, une sensation peut être ce qu'elle est tout en devenant inconsciente. Mais le philosophe, le théoricien pur et affranchi des vaines fictions pratiques, devra chercher autre chose. Le problème se pose pour lui dans les termes suivants: comment se fait-il que l'hypothèse de l'espace et de la matière ne soit jamais démentie par l'expérience, bien qu'elle soit fausse? Ou encore: les données d'une durée ressemblent suivant des lois précises à celles d'une autre, tout se passe comme si la condition des données était commune et intermédiaire aux durées; il faut donc qu'il y ait quelque chose d'inconnu, qui justifie l'empiètement mystérieux des lois d'une durée sur une autre.Cette même discontinuité est la raison de l'absurde asymétrie du moi (ce terme étant pris ici dans le sens de durée immédiate et de corps propre). Du point de vue social, tous les êtres humains sont sur un même plan; tous les corps, avec les durées conscientes qui y correspondent, se valent et sont convertibles en principe. Et voici que, du point de vue individuel, un corps quelconque est choisi "au hasard" avec la durée consciente respective, mis de côté sans la moindre raison intelligible et déclaré Moi, c'est-à-dire essentiellement à part, absolument incomparable. Et cela se répète autant de fois qu'il y a des durées. C'est comme si tous les points d'une figure en pouvaient être le centre, tous à la fois. Eh bien, il nous semble probable que cette asymétrie logique est un effet de fausse perspective: nous ne voyons que les pics qui émergent d'une continuité cachée. Si nous pouvions apercevoir cette continuité, tout rentrerait d'un coup dans l'ordre rationnel.Ce que nous venons de dire du temps peut se répéter assez fidèlement de l'espace. Les continus sensoriels spatiaux correspondent à merveille; la perception d'une surface visuelle ayant telle forme et telle grandeur garantit la possibilité d'une surface tactile, déterminée comme forme et grandeur, et inversement; les deux continus se mirent ainsi l'un dans l'autre, bien que le visuel et le tactile soient des domaines parfaitement séparés. Le sens commun coupe court à cette difficulté, d'un côté en faisant de ces continus des "aspects" d'une entité unique, l'espace, de l'autre en faisant d'eux les qualités d'une substance unique, l'objet matériel. Là aussi la philosophie devrait faire table rase des fictions pratiques et chercher une explication "réelle". Car, cette fois encore, le succès de l'hypothèse du sens commun est remarquable. Le symbole et la preuve corporelle de ce succès est l'objet matériel même: l'unité de l'objet comme celle du lieu qu'il occupe nous semblent d'une évidence immédiate, nous ne sentons plus du tout le disparate des faisceaux de sensations dont sont faits l'un et l'autre; or, cela ne pourrait être, si le parallélisme entre les faisceaux n'était parfait et jamais démenti. On conclura donc: il doit y avoir quelque chose qui explique le parallélisme entre les continus sensoriels.Il existe une autre discontinuité, et d'un ordre différent, dans la sphère de notre connaissance: celle entre les idées et les devenirs. L'abîme qui les sépare est franchi mystérieusement: malgré leur dissemblance constitutive les idées viennent s'incarner dans les devenirs. Par exemple, les phases d'une durée ont un nombre, on peut penser une idée (et penser est un contenu de durée), etc. En dehors des exemples de ce genre, on peut invoquer des faits pareils à ceux décrits par M. Bergson dans Les données immédiates: en écoutant les sons d'une cloche, on peut ou bien les compter, ou bien se laisser pénétrer par l'impression "qualitative" que leur nombre produit sur l'âme; ainsi le même nombre se change, sous notre attention, en un certain devenir. Les sons musicaux peuvent être également considérés, en un sens, comme des nombres. Si l'on fait vibrer fortement une corde dont les vibrations sont suffisamment espacées, on ne percevra pas un son, mais les pulsations mêmes de l'air; en multipliant alors peu à peu le nombre des vibrations, on surprendra le moment mystérieux où la continuité est rompue et où une certaine fréquence (qui est comme l'acheminement vers un nombre) s'incarne en un son. On connaît le mot charmant de Cocteau: "L'art c'est la science faite chair, la musique ouvre la cage aux chiffres…". Mais on voit que même le matériel brut de l'art musical est fait de chiffres échappés de la cage idéale dans le monde du devenir.Cette fois l'univers spatial et matériel ne peut expliquer le bond qui franchit le précipice; il n'en peut même pas fournir une explication apparente. Il ne réussit qu'à atténuer la singularité de l'opération, en nous entourant de substances et en nous y habituant.Je crois que "métaphysique" serait le meilleur nom de la science future qui essayera de combler, par des hypothèses sinon par des certitudes, ces trois sortes de lacunes. Mais on sera tenté de nous dire; "le moi et le monde se différencient en partant du fond commun qu'est la conscience impersonnelle et ils rendent quelque unité au "réel", démembré par la pluralité des consciences, et pourtant on y rencontre à chaque pas des êtres contradictoires: les qualités des objets qui sont en même temps mes sensations, le "temps" à dimension unique qui contient une multiplicité de durées, les substances qui allient le changement et l'immutabilité, les entités qui font coïncider le vide et l'existence, etc. C'est là l'œuvre de l'intelligence collective, de l'esprit guidé par l'instinct à travers des générations innombrables. Comment une intelligence individuelle pourrait-elle jamais faire mieux? Il est probable que, en ce sens du moins, notre monde est le meilleur des mondes possibles".Mais il ne faut pas oublier que l'esprit collectif poursuivait exclusivement des buts pratiques, tandis que l'esprit philosophique individuel ne veut apprendre que la vérité. Il faut également se rappeler que, dans le domaine des sciences physiques, l'esprit individuel a réalisé des choses dont l'esprit collectif n'aurait même pas rêvé. Il nous semble donc qu'en métaphysique aussi l'avenir ouvre des perspectives infinies.
[1] Du jugement et de la pensée. Archives de Psychologie. Tome VIII.[2] Remarquez aussi que des deux côtés on trouve l'identification du concret avec l'abstrait: un homme avec une rivalité en rêve, une durée avec une possibilité dans le sens commun.


by Ion Dobrogeanu-Gherea (1895-1978)