L’Arioste En France. Des Origines A La Fin Du XVIIIe Siècle

CHAPITRE VIIILE ROMAN A LA FIN DU XVIe ET AU COMMENCEMENT DU XVIIe SIÈCLE IJusqu'à L'Astrée d'Honoré d'Urfé, le roman français ne vante aucun chef-d'œuvre; la production romanesque après Rabelais est des plus médiocres, et aucun nom n'illustre la prose épique, en dehors de celui d'Herberay des Essarts. Mais si le genre ne brille pas sur la qualité, il s'impose déjà par la quantité. Le roman connut, à la fin du XVIe siècle et au commencement du XVIIe, une abondance qu'on ne peut comparer qu'à celle qu'il eut à l'époque moderne. Cela s'explique, nous l'avons déjà dit, par le goût du public pour le romanesque; c'est-à-dire pour l'aventureux et le sentimental à la fois. Alimenté d'abord par les littératures étrangères, ce goût amène par la suite une production nationale qui, dans sa médiocrité même, laisse mieux deviner ce qui intéresse le lecteur français, et les qualités qu'il y cherche.Une histoire du genre serait inutile aux fins que nous nous proposons. Sans aller aussi loin que Huet et qu'Espiard de La Cour, qui pensaient que le goût des romans vint aux Français de l'Orient, et peut-être des Tartares[1], on pourrait constater déjà, dans le Moyen Age français, ce mélange d'aventure et de sentiment qui est la caractéristique du roman romanesque. A mesure qu'on approche du commencement du XVIIe siècle, le goût des aventures le cède à celui de l'expérience sentimentale et de l'analyse psychologique. A cette époque, le roman chevaleresque continue à vivre, dans le roman sentimental ou à côté de lui; plus tard, il aura une influence, qui nous semble incontestable, sur les grands romans héroïques du XVIIe siècle[2]. Mais, pour le moment, la mode est aux analyses, aux détails psychologiques, aux conversations galantes, aux tendres "poulets", et à tout l'arsenal du roman sentimental.Plusieurs circonstances déterminèrent cette nouvelle orientation du genre. Les conditions intérieures furent celles qui décidèrent; il faut compter parmi celles-ci le goût de l'analyse, le progrès de la vie mondaine et de la société, à laquelle on doit le penchant si prononcé pour les conversations galantes et pour les lettres d'amour, et le prestige nouveau des femmes qui, après la période troublée des guerres civiles, recommençaient à trôner dans les salons. A côté des facteurs français, il ne faut pas négliger non plus la littérature italienne et espagnole, le roman grec et, plus tard, le roman et la poésie pastorale[3].Au milieu de ces facteurs divers, la place de l'Arioste n'est pas très importante. On retrouve son souvenir dans un certain nombre de productions romanesques du XVIe et du XVIIe siècle: son imagination fournit à ces écrivains qui n'en ont pas le sujet de quelques compositions romanesques, mais son influence ne joue presque pas dans ces emprunts. Son esprit n'y est pas assimilé, et ses imitateurs ne lui doivent rien, en dehors de la matière épique; en devenant français, l'Arioste n'imposait plus sa manière de penser, mais adaptait sa matière aux exigences du genre.Il est intéressant de constater que son Furieux est considéré comme un roman, par certains écrivains qui se laissent peut-être influencer en cela par les Italiens[4]. Pour un auteur de vers liminaires, Logeas rappelle à la vie les inimitables escritsEt de l'Arioste et du Tasse[5];Pierre de Deimier est un romancier dont la gloire nouvelle obligeQu'on voile de l'antiquitéCet Amadis tant rechanté, L'Arioste et le Tasse encore[6],et Tristan l'Hermite n'oublie pas de rappeler, dans son roman, l'exemple de "l'excellent Arioste"[7].Celui-ci est parfois aussi leur source d'inspiration. Les ouvrages à la mode, qu'ils soient des petits poèmes ou des romans sentimentaux, s'intitulent, comme le fait remarquer un poète,Les amours de Cloris, de Laure et Doralice, De Melisse, Isabelle, Alphandre et Cleonice,Les doux embrassements d'Angelique et Medor[8]. Alors même qu'on ne lui doit rien, on cite parfois son nom, pour mettre en contraste ses défauts avec les qualités et les mérites du roman en question, et dont l'éditeur vante parfois la chasteté, qui ne tient "rien de l'impiété magicque d'Armide et des incestueuses amours d'Isabelle, ny du poison de mil autres macquerellages Italiens et Espagnols"[9]. II L'influence de l'Arioste fut insignifiante sur les nouvelles françaises du XVIe siècle, qui s'alimentèrent presque exclusivement des nouvelles italiennes. Les épisodes du Roland Furieux leur ont rarement fourni quelque sujet. On en trouvera un exemple dans les Facetieuses journées de Gabriel Chappuys, dans une nouvelle sur les amours de la princesse d'Utopie et du prince Dom Ferrand de Castille, qui n'est pas sans analogie avec l'aventure de Genèvre et d'Ariodant[10]; mais cela s'explique sans doute par une source italienne autre que l'Arioste, et que nous ne connaissons pas[11], ou, plus probablement, par l'imitation directe du roman de Juan de Flores, qui a servi de modèle à l'Arioste. Nous signalerons, dans les Matinées de Cholières, une allusion à l'épisode de Joconde, et à cette reine qui, "quoy qu'elle eut pour mary un seigneur le mieux formé et proportionné qu'on eut sceu choisir des deux yeux, grand et membreux et de fort attrayante grâce, fut toutesfois surprise par la fente de l'huis comme elle faisoit cueillir sur son impudique tertre les fleurs par un nain de demy coudée, le plus laid quinaut que la terre porta"[12]. Une traduction de cette aventure bien connue est publiée dans la Mariane du Filomene, roman anonyme de la fin du XVIe siècle. Ce roman a un autre sujet, que le titre dit assez bien[13], mais au milieu des aventures qui le composent, cette histoire est placée avec d'autres nouvelles, qui se ressemblent par leur conclusion, et qui montrent toutes combien les femmes sont inconstantes et peu dignes de confiance. Considérant ce but, le choix de cet épisode était indiqué, et le personnage qui le raconte le dit lui-même: "Entre un milliace d'histoires qui se présentent à ma mémoire, je n'en pense de plus à propos, et qui touche plus au vif la légèreté et la perfidie de ce sexe, qu'une qu'il me souvient avoir autrefois leue en l'Arioste, laquelle bien qu'aucunement chatouilleuse aux oreilles des dames, j'ay neantmoins choisie tout exprez, sçachant que comme les remèdes qu'on applique aux plaies, de tant plus qu'ils sont salutaires, d'autant plus sont-ils douloureux et cuisans"[14]. La traduction est très servile, ce qui nous dispense d'une analyse plus approfondie; l'auteur déclare qu'il a suivi son modèle d'aussi près qu'il l'a pu, en gardant les "termes qui luy sont propres et naturels"[15]. Le même épisode est imité, avec plus de liberté, par Jacques Yver, dans son recueil de nouvelles intitulé le Printemps[16]. Cet écrivain peu connu, qui avait certainement lu l'Arioste[17], et dont l'ambition déclarée était d'égaler Bandello et les autres conteurs italiens, n'est pas un imitateur servile; l'aventure qu'il raconte, et qu'il donne comme réelle, suit plus librement que d'habitude le cours du récit, transformé et adapté aux conditions françaises. Claribel, Poitevin, et Floradin, Saintongeois, ont fait leurs études ensemble, en Italie, ou plutôt ont mené ensemble la vie joyeuse qui était de règle dans les cités universitaires. Rappelé le premier en France, Claribel s'établit à Poitiers, où il se marie; Floradin passe par hasard par la même ville, et y obtient les faveurs de la femme de son ami, sans connaître son état-civil. Claribel apprend qu'il a été trompé, et comme Astolphe, il prend la décision de partir dans le monde, pour venger sur d'autres maris l'injure qu'on vient de lui faire. Il a une aventure avec une certaine Serène, qui se marie ensuite avec Floradin, lui donnant un enfant dans les six mois qui suivent le mariage. Floradin part à son tour dans le monde; il rencontre enfin Claribel, à qui il raconte sa mésaventure, recevant à son tour ses confidences. "Puis, se voyant bien quittes l'un à l'autre, commencèrent à l'envi de se montrer l'un à l'autre de beaux chefs-d'œuvre de leur métier, et faire preuve combien ils avoient profité en l'école d'amour, et ce avec tant de dextérité, qu'on eut dict qu'ils avoyent certains charmes dont la force contraignoit toute résistance à se rendre, et faisoit de nuict ouvrir les portes mieux fermées, de sorte qu'il n'y avoit si sauvage, qu'on appelle chaste, qu'ils n'apprivoisassent"[18]. C'est maintenant que les deux personnages se confondent avec l'Astolphe et le Joconde de l'Arioste; leurs conquêtes se multiplient, au milieu de la guerre civile qui commence justement à sévir, et qui nous ramène dans le cadre français. Un jour, ils rencontrent, par un pur effet du hasard, leurs femmes dans le même lit avec un meunier dont ils avaient courtisé auparavant la femme, et cette rencontre les décide, comme l'aventure de Fiammette dans le récit italien, à pardonner à leurs femmes et à rentrer chez eux: "Or, après plusieurs menus propos fort salutaires pour leur reconfort, ils resolurent d'aller donner le bonjour à leurs femmes et réintégrer les amours conjugales, rentrant en leur ancien ménage, qui leur devoit sembler nouveau"[19]. La conclusion s'avère donc aussi immorale que dans le texte de l'Arioste, duquel l'imitateur s'éloigne par les incidents nouveaux de son histoire, mais dont il s'est assimilé l'esprit libre et enjoué. C'est d'ailleurs ce qui fit la fortune de ce conte, qui eut la chance d'être remis dans l'actualité au XVIIe siècle, et qui est, en tout cas, la partie la plus connue du recueil d'Yver. III Les auteurs des innombrables continuations de l'Amadis de Gaule se servirent souvent des imaginations de l'Arioste, pour en enrichir les épisodes de leurs romans. C'est ainsi, par exemple, que l'on trouvera dans le Spheramonte de Mambrino Roseo de Fabriano, l'épisode des amours de Fortunian et de la belle Girolde, qui est fidèlement copié sur celui de Roger et d'Alcine[20]. Mais nous ne nous arrêterons pas sur ces imitations étrangères, bien qu'elles aient eu un écho dans la littérature française, préférant insister sur la seule partie des romans d'Amadis qui semble avoir été tirée du Roland Furieux par un Français. Là aussi, d'ailleurs, la question n'est pas définitivement mise au point, malgré l'étude consacrée à ce sujet[21], les rapports des différentes traductions des Amadis avec leurs originaux n'ayant pas encore été éclaircis d'une manière satisfaisante. Dans le douzième livre de cette longue série de romans, G. Aubert raconte quelques épisodes qui ne sont pas sans rapport avec le poème de l'Arioste. On y voit les principaux héros, Amadis, Florisel de Nicée, Agésilan, dom Orlanges, dom Florarlan de Thrace, qui appareillent pour Constantinople. Pendant leur voyage, une tempête survient, durant laquelle Agésilan et sa maîtresse Diane essaient de se sauver sur un petit radeau de fortune. Ils arrivent sur un rocher, où "ils veirent venir par my le ciel un chevalier armé de toutes pièces, monté sur un horrible monstre volant, qu'il conduisoit par l'air à son plaisirs, ne plus ne moins que s'il eust esté à cheval dessus la terre"[22]. Le chevalier volant est un certain Patrifond, et sa monture, qui est une copie de l'hippogriffe, est née d'un griffon et d'une lionne. Devenu amoureux de Diane, Patrifond met à contribution sa science de magicien pour éloigner Agésilan, et offre à sa maîtresse un cheval qui, comme celui d'Angélique, la porte sur une île aussi déserte que celle d'où il était parti[23]. La complainte de la princesse abandonnée est fidèlement copiée sur celle d'Angélique. Quand Patrifond se présente, il aurait un rôle plus actif que celui du vieux hermite de l'Arioste, si des pirates ne venaient lui ravir sa proie. Ces corsaires transportent Diane dans l'Ile Désolée, dont les habitants font chaque jour offrande d'une jeune fille à leur dieu, représenté par un monstre qui vient la dévorer; on a déjà reconnu dans cette île l'Ebude de l'Arioste, et ses cruelles coutumes. Pendant que Diane subit le sort d'Angélique, Agésilan, qui a pris à Patrifond sa monture ailée, rencontre des aventures qui en font un second Astolphe. Il délivre le roi des Garamanthes du fléau du monstre qui "luy venoit soudain rapiner et devorer la pluspart de ses viandes, laissant le surplus tellement infect de sa puanteur qu'il estoit impossible d'en pouvoir gouster"[24]. Il poursuit ce monstre jusque dans l'île Désolée, où il bouche l'ouverture de son refuge, pour l'empêcher d'en ressortir. Il apprend aussi la barbare coutume des habitants, et il aperçoit sur un rocher "une tendre demoiselle attachée contre la dure roche, aussi nue comme Nature l'avoit produite à sa naissance, sans avoir un seul voile pour couvrir les blancs lis et les vermeilles roses dont son corps delicat estoit embelly"[25]. Les péripéties de son combat avec le monstre sont reproduites du combat de Roland contre l'Orque; comme dans cet épisode du Roland Furieux, les habitants de l'île se révoltent contre celui qui avait tué le monstre envoyé par leur dieu. Agésilan leur résiste jusqu'à ce que les prêtres de Tervagant viennent le remercier et l'encenser de parfums, ayant reconnu en lui un envoyé des cieux, après quoi il prend en croupe sa Diane retrouvée et s'envole vers de nouvelles aventures. IV Dans cette sorte d'emprunts, seule la fable de l'Arioste intéresse l'imitateur; il transcrit scrupuleusement ses aventures, sans intervenir autrement que pour changer les noms des personnages, et pour mettre d'accord ces histoires nouvelles avec celles qu'il avait déjà empruntées ailleurs. Les autres romanciers qui imitèrent le même modèle ne sont pas plus originaux. Ce qu'ils ajoutent au texte de l'Arioste, c'est l'analyse psychologique, ou plutôt les prétentions d'analyse, et une préciosité de langage qui est caractéristique de toute la production romanesque de l'époque, et qui, seule, en rend parfois la lecture amusante. Dans ces conditions, c'est seulement dans le sujet qu'il faut chercher les influences éventuelles de l'Arioste, car c'est, le plus souvent, la seule chose que les romanciers français du commencement du XVIIe siècle lui prennent encore.Le premier sur lequel nous devons nous arrêter, c'est Antoine de Nervèze, qui jouit pendant la première moitié du XVIIe siècle d'une si grande réputation d'élégance, qu'écrire et parler "Nervèze" était devenu le comble du raffinement auquel aspiraient toutes les précieuses ridicules[26]. Il est un des représentants les plus caractéristiques de cette mode littéraire qui fit tant de ravages, avant l'oeuvre d'épuration entreprise par les avant-coureurs du classicisme.Nous avons déjà rencontré son nom, en parlant des imitations en vers de l'épisode d'Olympe et de Birène, et nous avons examiné le petit poème qu'il avait brodé sur ce sujet. Il en avait tiré d'abord un roman, qu'il publia séparément et plus tard, dans les Amours diverses, qui est le recueil de ses romans sentimentaux les plus importants[27]. Il s'y trouve d'ailleurs en bonne compagnie, car il est précédé par l'histoire des amours de Tancrède et de Clorinde, et par l'épisode d'Olinde et Sophronie, tirés du poème du Tasse; nous sommes donc en pleine mode romanesque et chevaleresque italienne. L'action nous transporte au temps de la chevalerie, ou, en langage précieux "du temps que le repos universel de la terre travailloit les courages des cavaliers et que leur courtoisie, trompant l'oisiveté des armes, rechercheoit exactement les crimes des amants infideles". On nous dit dans quelles circonstances Olympe connut Birène, et comment "ses appetits gloutons du miel de ses caresses s'accordent avec son malheur pour la faire entrer en des fers d'où elle ne sortira que par les portes de la honte"[28]. Tout s'y passe en discours et en dialogues. Le récit présente aussi quelques différences, par rapport au texte de l'Arioste, parmi lesquelles la plus importante est l'introduction d'un personnage nouveau, Florie, pour laquelle Birène quitte Olympe. La fin aussi diffère de la version du poème, dans laquelle Birène était puni, et Olympe épousait Hubert; ici, les deux amoureux se retrouvent et font la paix, Olympe consentant à oublier les torts de son fiancé, et Florie renonçant aux promesses de cet amant inconstant. Les modifications ne font donc pas défaut dans cette histoire. Elles ont toutes le but de mieux expliquer le jeu des passions, et de rendre plus complète, bien que non moins superficielle, l'analyse psychologique et le tableau des effets de l'amour. C'est dans ce même but que l'on insiste, ici comme dans tous les romans sentimentaux dont l'analyse va suivre, sur les conversations galantes, sur les lettres d'amour, sur tous les détails qui marquent la progression de la passion. Dans L'Arioste, l'histoire des amours d'Olympe intéressait par ses péripéties, par la succession mouvementée de ses aventures; chez Nervèze, les incidents comptent beaucoup moins, et il lui est indifférent, après avoir commencé en attirant l'attention sur les malheurs que peuvent causer l'ingratitude et la trahison, de terminer par un tableau de bonheur, qui fait oublier que Birène est un traître et un ingrat. Ce qui l'intéresse, c'est uniquement la peinture de l'âme, l'observation des effets de la passion sur les actions de ses personnages. Toutes les fois qu'il complique l'intrigue indiquée par l'Arioste, c'est plutôt dans un sens intérieur, en ajoutant des faits qui aident à la compréhension psychologique de ses personnages; quand il retranche, il laisse de côté les détails extérieurs, qui, dans l'Arioste, avaient le but d'animer davantage le récit. Le procédé n'est ni bon, ni mauvais; cela ne dépend que des possibilités de l'écrivain, de sa pénétration psychologique et de la qualité de son art. Nervèze n'avait rien de tout cela; mais son expérience se répétera, avec le même insuccès, pendant toute une génération d'écrivains, et c'est elle qui rendra possible plus tard l'éclosion d'un roman psychologique, dont elle marque les premiers tâtonnements. VII Par ses nombreux épisodes, le Roland Furieux constitue une source inépuisable de fables épiques, dont nous avons déjà raconté les plus importantes, en analysant les imitations en vers. Le roman reprit à son tour les mêmes sujets; parmi ceux-ci, l'épisode le plus souvent imité fut celui des amours de Genèvre, dont nous connaissons cinq imitations en prose, dans les romans d'Espinaud et de Jean Corbin, dans un roman inédit et non terminé de la Princesse de Conti, et, d'une manière épisodique, dans l'Astrée, et dans La Bergère de la Palestine, par Bazire[29].Le premier de cette série, les Amours de Genievre et d'Ariodant, par le sieur d'Espinaud, est présenté par l'auteur comme une simple imitation de l'Arioste[30]. Dans la fable, il n'y a presque pas de modification; seulement, le chevalier qui apprend la trahison ourdie contre les deux amoureux n'est plus Renaud, mais Zerbin, le frère de Genèvre, qui n'avait aucun rôle dans cette aventure. Du point de vue de la conception, le roman appartient au même genre sentimental, qui se base uniquement sur l'analyse des passions; pour ce qui est de la composition, on y trouvera le même style emphatique et ampoulé, la même recherche et le même mauvais goût.Ariodant voit à peine Genèvre, que "le voyla possedé de mille désirs, chacun de ses désirs a mille prétentions, chacune de ses prétentions aspire à mille gloires et chacune de ses gloires portent (sic) une de ses volontez devant les yeux de sa maistresse, pour luy demander s'il doit estre asseuré de vivre, entre tant de feux et de flammes qu'il voit naistre dans l'enclos de sa prison"[31]. Au moment où il doit la quitter, Genèvre "faillit de se transformer en douceur, à fin que logeant dans les veux d'Ariodant, elle eut ce bien d'estre eternellement en sa compagnie"[32]. Louise-Marguerite de Lorraine, princesse de Conti, fille de Henri de Guise, connu surtout sous le nom de Balafré, et femme d'un prince de la maison de Bourbon, est un des écrivains les plus illustres et les moins connus de la littérature française. Née et élevée à la cour des Valois, elle y apprit le goût de la vie mondaine, rehaussée par l'éclat des lettres et des arts; mais trop préoccupée par une vie tumultueuse et faite de nombreuses aventures, elle ne devint écrivain que sur le tard, alors qu'elle trouva l'intérêt de sa vie dans les souvenirs. Elle écrivit d'ailleurs très mal, comme il était presque de rigueur parmi les très grands; elle confia à des gens du métier la tâche de revoir et de corriger ses ouvrages, et ce furent ceux-ci qui les publièrent sous leurs noms. Quant à son imitation de l'épisode de Genèvre, elle ne la termina pas, et nous n'en connaissons qu'une copie manuscrite, dans la rédaction de laquelle il est certain qu'une main autre que celle de la Princesse est intervenue, et qui ne contient qu'une très petite partie du récit de l'Arioste[33]. Ce roman, elle le composa sans doute au seuil de la vieillesse, alors que la vie de salon avait remis à la mode le poème de l'Arioste, et que les précieuses s'appelaient entre elles par les noms de ses personnages. Elle l'adresse à un certain Ariodant, et il est très probable qu'elle désigne par ce nom le maréchal de Bassompierre, son amant, et peut-être même son mari. , dit-elle dans une lettre qui sert de préface, "j'ay enfin accordé à vos prières ce qu'elles m'avoyent sy importunement requis, et vous envoie l'histoire de Genèvre, à la charge que vostre impatience et le peu de profession que je fais de bien escripre, vous fera excuser les erreurs que j'ay commises en imitant l'Arioste, dont mon ignorance me debvroit divertir. Je n'ay pas voulu m'attacher de sorte à la traduction, que, je n'y aye adjousté entre les advantures de cette princesse, soubz le nom d'une aultre, celles dont ma vie a esté traversée; et possible que la sympathie qui se treuve en noz noms et à noz infortunes, sera encore pareille en l'heureux succez de nos passions"[34]. Parmi les aventures racontées par l'Arioste, on trouvera donc l'histoire de sa propre vie; il est probable d'ailleurs que l'épisode ne fut pour elle qu'un cadre pour cette partie du récit. C'est là un sujet sur lequel elle revint très souvent, car tous ses autres ouvrages sont des formes diverses de son autobiographie. Mais le côté biographique, que nous avons analysé ailleurs avec plus de détail, nous intéresse moins ici, et nous insisterons surtout sur la manière dont elle traita l'aventure qu'elle imita du Roland Furieux. Marius, le roi d'Ecosse, qui n'a pas de nom dans l'Arioste, vient de perdre son fils Zerbin; pour se consoler de cette perte, il ne lui reste plus que Genèvre, qui est si belle, qu'Ariodant eu devient amoureux au seul bruit de sa beauté; accompagné de son frère Lurcanio, ce jeune gentilhomme gascon décide d'aller lui offrir ses services. Sur la route, il rencontre un jeune homme dans la forêt, occupé à pleurer dans cette solitude, sur ses infortunes amoureuses. Il leur en raconte toute la longue histoire, et c'est celle dont la princesse de Conti disait qu'elle contient les événements de sa vie. "Mais parce que ceste histoire… n'a esté recitée que par accident" et que ce chevalier nous intéresse moins que le voyage d'Ariodant, nous accompagnerons ce dernier en Ecosse, dans "la ville de Sainct-André", qui est la résidence du roi Marius. Avant même d'y arriver, notre héros a la bonne fortune de sauver la vie à Genèvre, qu'il rencontre à la chasse, menacée par un féroce sanglier. Cela suffit pour enflammer la jeune princesse; elle connaît déjà ce que c'est que l'amour, "dont son jeune esprit avoit jusques alors mesprisé et quasi ignoré le pouvoir". Mais le récit finit là, dans la seule copie que nous en connaissions. &nbsp