La Théorie De L’histoire

LOIS DE LA REPETITION. – Il semblerait que la notion de loi qui se retrouve dans tous les esprits, comme le mot qui l'exprime se retrouve sur toutes les lèvres, devrait avoir, au moins dans les sciences ainsi appelées naturelles (celle de la répétition), une acception déterminée, d'autant qu'elle constitue la pierre angulaire de l'édifice de ces sciences. Et pourtant ce n'est guère le cas. Cette notion partage le sort de presque toutes les conceptions fondamentales, sur lesquelles repose la connaissance humaine, celui de manque de précision.Le mot de loi désignait à l'origine: "les actes de l'autorité souveraine qui règlent d'une manière obligatoire, les droits et les devoirs des citoyens[1]", les lois civiles, pénales, commerciales. Il s'appliquait à ce que les hommes devaient faire. Mais, comme la loi contraignait à l'obéissance de ses prescriptions, elle constituait une règle de conduite générale. Le caractère obligatoire de la loi conduisit à l'application du terme qui la désignait, aux phénomènes généraux de l'univers, et Platon, le premier, puis plus tard, le poète romain, Lucrèce, parlent des lois de la nature. Comme le dit Bain: "le terme de loi fut emprunté à la vie civile, pour représenter l'ordre qui existe dans l'Univers"[2].Si un pareil ordre existe, si une régularité peut être constatée dans la manifestation des phénomènes, cette régularité est due à ce que ces derniers sont le produit des forces de la nature, dont l'action uniforme ne peut avoir pour résultat, qu'une reproduction également uniforme des phénomènes. La loi est donc comme le dit Spencer: "l'ordre régulier auquel se conforment les manifestations d'une puissance ou d'une force[3]"ou mieux Rümelin: "la reproduction de la façon d'agir élémentaire, constante et reconnaissable dans tous les cas comme forme fondamentale des forces[4]". C'est cette reproduction uniforme des phénomènes, qui constitue la loi. C'est ainsi qu'ont été formulées: la loi de la chute des corps, dont la rapidité augmente en raison du carré du temps employé à tomber; celles de la révolution des planètes, que les aires décrites par leurs rayons vecteurs sont proportionnelles au temps, et que les carrés des temps de révolution de deux planètes se rapportent entre eux comme les cubes de leurs distances moyennes au soleil. Il en est de même des lois qui président aux combinaisons chimiques des corps, de celles des vibrations sonores, de la dilatation des gaz, de la pression des liquides, des courants électriques et, dans d'autres domaines, de la loi de l'offre et de la demande, de la division du travail, de la reproduction des notions, etc.Le mode de production des phénomènes est uniforme, parce que la force qui y préside s'exerce d'une façon constante et toujours la même, et que les conditions à travers lesquelles la force agit restent constamment identiques à elles-mêmes. Les mêmes phénomènes se répètent continuellement, sous l'impulsion de la force et des conditions qui les produisent, et aussitôt que la façon de procéder de ces deux éléments, c'est-à-dire la loi, est connue, les phénomènes cachés dans le sein de l'avenir peuvent être prévus et prédits. Ainsi, nous pourrons toujours prévoir qu'un pont s'écroulera, lorsque le poids des véhicules qui passent dessus sera plus grand que la force de résistance des éléments qui le composent; qu'une quantité d'oxygène, combinée à une quantité d'hydrogène, produira de l'eau; qu'une éclipse de lune ou de soleil arrivera tel jour, à telle heure; qu'une marchandise baissera de prix, lorsque l'offre en dépassera la demande. Si le retour de la plupart des comètes ne peut être prédit, c'est qu'on ne connaît pas les lois de leurs révolutions. Ce qui rend donc les phénomènes de répétition capable d'être prévus et prédits, c'est leur reproduction continuelle, sous une forme identique, comme produit d'une loi de répétition.Mais, a-t-on objecté, définir la loi comme mode de manifestation de la force, équivaut à ne rien dire, attendu que cette dernière notion n'est pas une notion réelle, et lors même qu'elle le serrait, elle se rapporte, dans la plupart des cas à quelque chose d'inconnu. Quant au premier point, que la force ne serait pas une notion réelle, nous nous en sommes expliqués, lorsque nous avons traité de la réalité de la science, et donc de la réalité de toutes les notions sur lesquelles elle base ses vérités. La notion de force est, comme le dit Rümelin: "la clef de voûte de la conception sensuelle de l'Univers, la notion tout aussi énigmatique qu'indispensable qui se trouve sur les limites de la physique et de la métaphysique[5]"ou comme le dit Spencer: "le symbole le plus rapproché de l'inconnaissable[6]".Il est vrai que la plupart de ces forces ne sont que de simples mots qui ne servent qu'à faire reposer sur eux le mode de manifestation des phénomènes. Ce n'est que lorsque le mode d'action de ces forces est connu, que cette notion acquiert la faculté d'expliquer, de donner la cause des faits. C'est là la distinction capitale qu'il faut faire entre la force comme condition de la loi, qui en formule le mode de manifestation, et la force, comme élément de la cause, qui donne l'explication du phénomène. Nous avons étudié cette question ailleurs, où nous sommes arrivés à des résultats absolument nouveaux, pour la notion profonde qu'il faut faire entre la loi et la cause[7]. Quand on objecte donc que la notion de force reposerait sur l'inconnu, on confond les deux rôles qu'elle est appelée à jouer dans les sciences, celui de substratum des lois, auquel cas elle est en effet une x, et celui de substratum des causes quand, son mode d'action étant connu, on pénètre son essence, autant qu'il est permis à l'homme de le faire, tant dans le jeu intime dont son âme est le théâtre, que dans celui du monde extérieur qui ne le touche que par sa périphérie.La force étant un agent qui ne peut manifester son action que d'une façon identique, et son action se manifestant à travers des conditions identiques, il s'en suit que les lois qui reproduisent cette manifestation ne peuvent changer; qu'elles sont permanentes, éternelles et toujours les mêmes. Une loi ne pourra donc jamais présenter d'exceptions[8]".Cette conception de la loi, la seule exacte et possible selon nous, a été faussée dans deux directions. Premièrement, confondant la loi avec la cause, on ne veut reconnaître l'existence des lois que pour les généralités qui formulent la cause des phénomènes, rejetant celles qui ne rendent que leur mode de manifestation dans une classe inférieur de lois, les lois empirique. Les auteurs qui partagent ces vues, admettent donc le principe de l'absence d'exception pour l'existence de lois, mais exigent pour les lois véritables un élément qui leur est étranger, celui de la cause. D'autres penseurs croient devoir faire une autre distinction entre les lois véritables et les lois empiriques, notamment que les premières ne présenteraient pas d'exceptions, pendant que les lois empiriques seraient des lois à exceptions. C'est ainsi que Menger définit cette dernière classe de lois. Bain et M. Ribot acceptent concurremment les deux sens. Ce dernier dit que "les lois empiriques consistent dans la réduction d'un grand nombre de faits à une formule unique, mais sans en donner la raison explicative. La constance n'est pas nécessaire pour les lois empiriques; la fréquence suffit[9]". M. Grotenfelt donne aussi la même définition; mais il fait dépendre le manque d'exceptions, de la connaissance de la cause; il dit "que la loi, dans le sens strict du terme, devrait signifier la liaison entre la cause et l'effet et, par suite, ne pas présenter d'exceptions[10]".Nous ne trouvons pas du tout remarquable comme le trouve M. Grotenfelt, mais rien que très naturel que, même après la découverte de la loi de la gravitation par Newton, les lois de Kepler aient toujours servi et servent encore à calculer les orbites des planètes, et qu'on ne les ait pas abandonnées, pour ne plus employer que la loi causale de la gravitation qui les explique. Les lois de Kepler, absolument dénuées d'exceptions, constatent le mode d'accomplissement des révolutions planétaires, pendant que la loi de Newton n'en donne que la cause explicative. Ni les premières, ni les dernières de ces formules ne présentent des exceptions; mais elles ne peuvent être remplacées l'une par l'autre; car les lois de Kepler sont absolument indépendantes de la loi de la gravitation. Elles furent connues bien avant cette dernière, et elles formeraient une des bases de la science astronomique, même si la loi de la gravitation n'avait jamais été découverte, comme le sont tant de lois de la chimie, de la physique, de la biologie, de la psychologie, de la sociologie statistique, quoique les causes de ces lois soient encore inconnues.Nous pensons donc qu'il faut absolument rejeter la notion de loi empirique du domaine de la logique, si on ne veut pas introduire la confusion dans les notions fondamentales de la pensée humaine. La loi empirique ne saurait être une loi dont on n'aurait pas découvert la cause. Ces lois dont la cause est inconnue et qui sont l'immense majorité de toutes les lois formulées par les sciences, sont de véritables lois de production de phénomènes, indépendamment de la circonstance si la cause de ces phénomènes est connue ou non.La loi empirique de saurait non plus signifier une loi qui présenterait des exceptions. Une pareille conception est de nature à détruire complètement l'idée de loi elle-même, idée essentielle pour bons nombres de sciences; car, comme le dit très bien Rümelin: "Pour le penseur scientifique, le manque d'exceptions est le signe le plus caractéristique de l'idée de loi[11]".En effet, si on admet la possibilité d'exceptions à une loi, on ne voit pas pourquoi on s'arrêterait à une seule et, dans ce cas, on risque d'en admettre tant, que la régularité des phénomènes que l'on veut formuler soit totalement anéantie. Il faut en effet distinguer la loi, et la règle. La règle souffre des exceptions, et on connaît les adages: "pas de règle sans exception; l'exception confirme la règle". Mais la règle n'est pas la manifestation d'une force de la nature; elle n'est qu'une conception de notre esprit, tandis que la loi est le résultat de l'action des forces de la nature.La loi de répétition est donc, d'après nous, une manifestation de l'action des forces de la nature, par le moyen d'une reproduction régulière, permanente et éternelle des phénomènes physiques, vitaux ou intellectuels, régularité qui ne souffre absolument aucune exception. LOIS DE LA SUCCESSION. – Les faits de répétition sont régis par les lois. Bien qu'on n'en connaisse encore qu'un nombre relativement restreint, leur existence ne saurait être mise en doute, et les efforts des sciences théoriques tendent précisément à augmenter leur nombre. L'obstacle le plus sérieux qui s'oppose à ce qu'elles soient formulées dans tout le domaine de la répétition, c'est l'intervention de l'individualité dans la vie de la matière, et plus encore dans celle de l'esprit; mais le principe général de la manifestation et par suite de la causation des phénomènes de répétition, sous forme de lois, n'en est pas moins inattaquable.Voyons ce qu'il en est de la succession, et si cette dernière peut aussi être régie par des lois de manifestation et expliquée par des lois de causation des phénomènes dont elle se compose?Les phénomènes de la succession sont aussi le produit des forces naturelles qui les poussent au jour, à travers les conditions de l'existence. L'action d'une force naturelle ne peut être que constante, éternelle et invariable; elle doit donc toujours pouvoir être comprise dans la formule d'une loi. Si les phénomènes de la succession sont toujours différents, c'est que l'incorporation de l'action des forces, dans des conditions toujours différentes, doit donner le jour à des produits différents. Dans la répétition au contraire, les conditions étant toujours identiques à elles-mêmes, l'action de la force qui les sollicite doit donner naissance à des produits, c'est-à-dire à des phénomènes, toujours identiques. Les forces naturelles agissent donc d'une façon constante, tant dans la répétition que dans la succession, et leur action doit donc pouvoir être formulée dans les deux domaines, sous forme de lois; mais pendant que, dans la répétition, l'identité des conditions sollicitées par l'action uniforme des forces naturelles, produira la répétition éternelle des mêmes phénomènes, dans la succession, les conditions continuellement changeantes, quoique travaillées par des forces constantes, donneront le jour à des phénomènes différents. Les phénomènes de la répétition pourront eux-mêmes être soumis à la formule d'une loi, pendant que ceux de la succession qui ne se répètent jamais, ne pourront pas l'être, et ils se rangeront seulement dans une série successive qui indiquera leur développement. Les lois qui régissent l'action des forces, dans la répétition, auront pour effet des lois de production des phénomènes. Les lois régissent l'action des forces, dans la succession, n'auront plus pour effet de donner naissance à des lois de production des phénomènes, mais seulement à des séries de développement.Les forces manifestent donc leur action, tant dans la répétition que dans la succession, sous forme de lois; mais ces lois donnent naissance à des produits différents, d'après le caractère des conditions dans lesquelles elles s'incorporent; dans la répétition, aussi à des lois (de production); dans la succession, à des séries.Si nous désignons le mode d'action régulière, uniforme et éternel des forces seules par le terme de lois abstraites, il est évident que ces lois abstraites devront se retrouver dans les deux domaines, celui de la répétition et celui de la succession. Ces lois abstraites donneront naissance dans la répétition, aux lois concrètes de production des phénomènes, pendant que, dans la succession, elles auront pour résultat les séries de développement.Observons encore que les lois abstraites n'étant ni des lois de manifestation ni des lois de rapport et de mouvement. Et il n'est que très naturel qu'il ne soit ainsi; car une force par elle-même n'est que mouvement, et le mouvement s'exprime toujours par des rapports. Les lois de la succession qui ne peuvent jamais devenir des lois de manifestation ou de causation des phénomènes successifs, ne sont donc que des lois de rapport et de mouvement.Voyons ce qui arrive, avec l'incorporation d'une loi abstraite de la succession, dans les conditions du développement, par exemple, de la loi de l'évolution par le haut et de haut en bas. Cette loi abstraite qui régit toute succession tant matérielle qu'intellectuelle, s'incorporera dans des conditions toujours différentes et spéciales à tel peuple, à tel groupe humain, et donnera naissance, non plus à des lois concrètes de manifestation des phénomènes successifs, mais bien à des séries historiques différentes et dissemblables. Ainsi on aura les séries de faits qui sont le résultat de cette loi, dans l'emprunt que les Roumains ont fait à la civilisation française, ou les Français du XVIIIe siècle aux institutions anglaises, ou bien encore dans celle du rayonnement des foyers d'instruction universitaires pour le relèvement intellectuel des peuples européens. Il en serrait de même de la loi, que la réaction est en proportion inverse de l'action, ainsi que des formes générales de la vie intellectuelle (économiques, politiques, religieuses, morales, juridiques, artistiques et littéraires) qui sont, comme clichés, les mêmes chez tous les peuples, tandis que les corps que ces différentes formes de la vie prennent chez chacun d'eux diffèrent souvent bien profondément.Les lois de la succession et par suite celles de l'histoire, n'existent donc que comme manifestation abstraite des forces du développement. Elles ne peuvent jamais s'incorporer dans des lois concrètes de manifestation ou de causation des phénomènes successifs, attendu que le second élément qui est indispensable à l'existence de pareilles lois, l'universalité et la permanence des conditions, font défaut. Les lois abstraites de la succession, qui s'incorporent dans des conditions toujours différentes, donnent naissance aux séries historiques.L'action des forces du développement peut donc être considérée à trois points de vue différents:1). D'abord, en elle-même, et sans relation avec les faits. Cette action donne naissance à la répétition des mêmes procédés, mis en œuvre par la succession, pour réaliser l'évolution. Cette répétition constitue les lois, dont l'action se reproduit continuellement; ce sont des rouages éternels. Voilà le seul champ où l'on peut trouver les lois de l'histoire, que l'on a tant cherchées.2). L'action de ces forces diversement combinées, incorporées dans les formes de l'existence, matière vivante ou esprit, dont les conditions sont toujours différentes, donne naissance aux successions différentes d'événements chez les divers genres, espèces, peuples et formations historiques. Ce sont les séries historiques dont nous nous occuperons plus loin.3). La même action des forces, à travers les circonstances de la vie ou de l'esprit, produit, en même temps que les séries, les faits singuliers, que ces séries enchaînent et relient dans la succession.Si nous considérons, par exemple, le grand événement historique des guerres russo-turques, nous y apercevons d'abord la manifestation abstraite et générale de la loi, produit des forces qui agissent sur la succession; l'instinct de conservation qui se manifeste par l'expansion et par la lutte pour l'existence; puis la force individuelle, combinée parfois avec l'intervention du hasard. On y découvre facilement par exemple, la loi qui prédomine dans ce conflit (par l'action de la force dominante: l'instinct de la conservation sous la forme de la lutte pour l'existence), que cette lutte, ayant lieu entre deux éléments non assimilables, conduit fatalement à la perte de l'un d'eux. Cette loi, que l'on retrouve dans le cas des guerres russo-turques, a une valeur éternelle; elle exercera son action, toutes les fois qu'un conflit interviendra entre deux éléments rivaux. Mais, cette loi est perçue comme telle, seulement, si on fait abstraction des éléments auxquels elle s'applique, et ce n'est que par ce moyen que nous pouvons la retrouver dans les conditions absolument dissemblables, dans lesquelles elle se présente ailleurs, par exemple, entre deux espèces animales ou entre deux mots d'une langue. Mais, en dehors de la loi, les guerres russo-turques se développent en une série qui affermit toujours davantage les succès remportés par l'un des champions sur l'autre. La force de l'instinct de la conservation, combinée avec d'autres, descend dans les faits, et donne naissance, dans ce cas, aux guerres russo-turques; comme dans d'autres, c'est toujours elle qui anime les guerres puniques, les coalitions contre la Révolution française, et dans des domaines plus éloignés, la lutte entre les espèces animales, ou entre les divers dialectes d'une langue. Ce sont toujours les mêmes forces, mais passant à travers d'autres conditions, qui donnent naissance aux faits singuliers, dont se composent les guerres russo-turques. Pour la constitution qui agit comme élément prépondérant, tandis que la force d'individualité et celle du hasard, n'interviennent que comme éléments secondaires. Dans la genèse des faits individuels, c'est la force de la conservation qui se retire au second plan, laissant le premier rôle aux autres. C'est ainsi que la guerre de 1769-1774 fut provoquée par l'immixtion de l'impératrice Catherine II, donc d'une individualité, dans les affaires de la Pologne, immixtion que les Turcs considéraient, – et à bon droit – comme une attaque indirecte contre leur propre empire. Le hasard intervint aussi pour donner naissance à la guerre, à ce moment là: les Russes, poursuivant les Polonais, passèrent, dans la chaleur de l'action, la frontière turque, et détruisirent la ville de Baltzi, située en Moldavie[12].Dans cet exemple, les trois effets de l'action des forces se montrent d'une façon claire et précise: le côté général – la loi; le côté successif – la série, et le côté individuel – le fait particulier.Observons encore que les généralités qui régissent la succession, constituent, comme nous l'avons d'ailleurs déjà remarqué, de véritables lois, attendu qu'elles en possèdent tous les caractères: elles sont permanentes, éternelles et ne souffrent pas d'exceptions. On ne peut donc, comme le fait Rümelin, "désespérer de trouver des lois pour le domaine de l'esprit, où la liberté, l'individualité et le hasard, prennent une part si active à la production des faits", et cela, pas même pour le domaine de la succession intellectuelle. M. Simmel a tout aussi peu raison, lorsqu'il soutient "qu'il n'y a momentanément aucune espérance de découvrir des lois sociologiques sans exceptions[13]". Pour la sociologie statique, ce principe este évidemment inexact; mais il ne peut être invoqué, pas même pour la sociologie dynamique, c'est-à-dire pour l'histoire. Il faut savoir seulement où chercher ces lois.On peut formuler, dans le sens que nous avons précisé, bon nombre de lois de la succession, comme par exemple:Que l'évolution de l'esprit humain ne juxtapose pas seulement les formes nouvelles aux anciennes, mais qu'elle les greffe dessus.Que le progrès n'est pas continu; qu'il procède par vagues qui avancent, puis reculent, pour avancer de nouveau plus loin que ne l'avaient fait les vagues précédentes.Que le changement de milieu entraîne toujours un changement dans les faits de l'esprit qu'il entoure.Que la lutte pour l'existence a pour conséquence la disparition de l'élément vaincu, lorsqu'il ne peut être assimilé par l'élément vainqueur.Que l'imitation empêche le progrès, lorsqu'elle s'applique aux formes existantes; qu'elle le favorise, au contraire, lorsqu'elle s'applique aux idées nouvelles.Que l'action du génie, lorsqu'elle résume la tendance de son époque, accélère l'évolution; lorsqu'elle agit en sens contraire, elle la retarde. Il en est de même de toutes les lois psychologiques et économiques, comme nous le verrons plus loin.Mais, comme nous pouvons nous en convaincre, par leur formule même, toutes ces lois et celles que l'on pourrait établir d'après le même type, ne sont que des lois abstraites qui ne donnent naissance par elles-mêmes à aucun fait et qui donc ne constituent non plus par elles-mêmes, aucune succession.Pour la production réelle, ainsi que pour la reproduction intellectuelle des faits de la succession, ces lois n'ont donc aucune valeur et dans ce sens, on peut dire que, dans le domaine de la succession, il n'existe pas de lois. C'est là le véritable sens de l'inexistence des lois en histoire et non celui qui lui donne M. Rivera, que "la cause n'étant nécessaire en histoire qu'à posteriori, il n'y aurait pas de lois dans ce domaine[14]", ce qui suppose l'identification de la loi avec la cause, principe dont nous avons amplement démontré la fausseté. LOIS PSYCHOLOGIQUES. – Une classe spéciale de lois abstraites qui doit nous intéresser tout particulièrement, car elles régissent l'activité de l'esprit humain, la grande source génératrice de l'histoire, ce sont les lois psychologiques.La psychologie est une science de lois, "en tout pareille au groupe des sciences naturelles théorique, la physique, la chimie, qui seules, possèdent des lois naturelles au sens rigoureux du mot[15]". Il y a, comme nous l'avons vu, aussi des sciences naturelles historiques qui ne formulent pas leurs idées conductrices sous forme de généralisations, de lois; mais bien sous celles de séries, comme la géologie, la théorie de la descendance des organismes. La division des sciences, en sciences naturelles (de la matière) et en sciences de l'esprit, est donc illogique, et il faut lui en substituer une autre, celle qui partage les sciences en sciences de la répétition qui formulent leurs idées maîtresses par des lois, et, en sciences de la succession, qui rendent ces idées par le moyen des séries, indifféremment si l'objet de leurs recherches est la matière ou l'esprit[16].L'esprit est soumis à des lois immuables qui gouvernent son activité. Il pense, sent ou met en jeu ses volitions toujours de la même manière. Les opérations de l'abstraction, de la mémoire, les effets de la douleur ou du plaisir, la transformation des actes volontaires en actes instinctifs, l'étroitesse de la conscience – toutes ces façons d'agir de l'esprit se sont toujours reproduites identiquement et continueront à la faire de même dans tous les temps à venir, sans nul changement dans leurs mécanismes.Il s'agit de savoir si ses lois psychologiques ne dirigent pas en même temps l'activité historique de l'esprit, comme le pense M. Lacombe qui dit "le terrain où il faut chercher les lois de l'histoire c'est la psychologie; ce sont les mobiles absolument communs à tous les hommes et en tous temps, ainsi que les procédés universels de l'esprit humain qui constituent ce terrain[17]", et M. Gustave Le Bon qui écrit un volume intitulé Lois psychologiques du développement des peuples.Nous pensons qu'il y a là une profonde erreur, par suite de la confusion que ces auteurs font entre les lois abstraites qui ne formulent que le mode d'action des forces naturelles, et les lois concrètes qui expriment la façon dont les phénomènes se manifestent.Tous ses phénomènes de l'Univers sont le résultat de l'action des lois sur les conditions extérieures à travers lesquelles elles passent. Les phénomènes intellectuels, en particulier, proviennent de l'action des lois psychologiques sur les conditions que la vie fournit à l'esprit.Or ces phénomènes sont, comme les phénomènes en général, de deux sortes: ou bien les conditions dans lesquelles ils s'incorporent sont les mêmes ou presque les mêmes, avec de légères différences qui peuvent être négligées; ou bien ces conditions varient continuellement et impriment aux phénomènes auxquels elles donnent naissance, sous l'action des forces, un caractère toujours nouveau. Comme exemples de la première espèce, citons les effets des passions, des sentiments, les relations de civilité entre les hommes, les habitudes, les mœurs, les coutumes innombrables qui emprisonnent notre vie dans des formules plus ou moins rigides. Quant aux faits de transformation, rappelons la succession des artistes d'une école de peinture, celle des idées dans le développement d'une théorie philosophique, la transformation des conceptions musicales et en général des conceptions artistiques ou les découvertes scientifiques et industrielles.Dans les deux cas, les lois psychologiques qui ne rendent que la façon de travailler des forces naturelles de l'esprit, ne constituent que des lois abstraites qui ont besoin d'un apport de conditions extérieures pour donner naissance à des phénomènes intellectuels; de répétition dans le premier, de succession dans le dernier cas.Les lois psychologiques, tout étant un facteur, sans lequel l'histoire ne saurait être conçue – attendu que les forces naturelles qui poussent les phénomènes à la lumière du jour, manifestent leurs actions à travers la régularité de ces lois – ne constituent par elles-mêmes l'histoire; car ces mêmes forces et ces mêmes lois, lorsqu'elles passent à travers des conditions qui se reproduisent toujours, ne donnent pas naissance au développement, mais bien à la répétition. Le changement perpétuel du kaléidoscope historique est déterminé par le second facteur de la production des phénomènes, les conditions qui, lorsqu'elles changent continuellement sous la poussée de l'évolution, font marcher la société et donc l'esprit qui l'anime.Prenons quelques exemples pour mieux élucider la question:Il existe une loi psychologique très connue, à savoir: que la répétition des mêmes impressions les grave bien plus profondément dans l'esprit. Cette loi abstraite psychique peut donner naissance, par son travail sur des conditions identiques, à des lois concrètes de répétition des phénomènes psychiques, comme par exemple, appliquée aux notions, à celle de la consolidation de la mémoire; appliquée aux sentiments et aux volitions, à celle de leur changement d'actes conscients en actes inconscients.Cette loi psychologique, appliquée à l'histoire du peuple espagnol, explique son caractère profondément religieux, caractère dont il ne peut se défaire, pas même de nos jours, malgré la poussée considérable de la pensée scientifique. Les luttes des Espagnols contre les Maures, au nom de leur religion et de leur patrie, luttes répétées pendant des siècles, imprimèrent d'autant plus profondément dans l'âme de ce peuple l'amour de la religion, que ce sentiment se mêlait à l'amour du pays. Un deuxième exemple de l'effet de la même loi, agissant dans des conditions tout à fait différentes, nous est donné par le peuple anglais. Poussé vers le commerce par sa situation maritime et par son développement, une pratique séculaire de cette occupation la relia à sa vie entière, par une connexion si intime, que le peuple anglais ne saurait plus concevoir d'intérêt plus grave que celui capable de tout sacrifier pour la gloire, etc.Où est donc la vraie explication des caractères différents des peuples espagnol, anglais et français? Ce n'est pas dans la loi psychologique commune, mais bien dans les conditions historiques différentes qui ont accompagné le développement de ces peuples.D'autres lois psychologiques, formulées dans les derniers temps par la psychologie des foules, portent que le sentiment et la surexcitation des masses croissent en proportion du nombre des hommes qui les composent et de l'importance de l'intérêt qui les agite; que cette surexcitation aliène leur volonté au profit de meneurs qui peuvent, selon leur caractère, leur faire accomplir des actes héroïques ou brutaux. Ces lois et quelques autres expliquent les révolutions; mais elles les expliquent toutes: celle des Gracques de l'année 123 avant Jésus-Christ comme aussi celles de 1789, de 1830, de 1848, etc. Ces mêmes lois expliquent les Croisades, les Jacqueries, ainsi que les actes héroïques accomplis dans les combats. Elles expliquent tout; donc elles n'expliquent rien par elles seules. La vraie explication de tous ces événements est donnée par les conditions particulières de chaque révolution, ou de chaque mouvement des masses.Le progrès entier peut être rapporté à une seule et même loi psychologique: le désir de travailler le moins possible et de gagner le plus[18], lequel a pour fondement l'instinct de conservation. Cette loi si générale, qui explique le progrès partout où il se montre, ne peut rendre compte, par elle seule, d'aucune des manifestations extérieures par lesquelles le progrès s'accomplit. Pour y arriver, il faut prendre toujours en considération les conditions particulières dans lesquelles cette loi a opéré.Toutes ces lois abstraites de développement, ainsi que les lois psychologiques, ou encore les maximes et les principes du bon sens, forment une trame d'idées qui accompagnent, exprimées ou non, l'exposition historique. Il serait fastidieux, par exemple, à chaque révolution, d'insister sur les lois psychologiques des foules, comme il serait pédantesque d'énoncer à chaque instant des maximes expérimentées par la sagesse des peuples et cristallisées parfois dans leurs proverbes. Tous ces principes peuvent être ramenés, en dernière analyse, à des lois psychologiques, ou à des lois abstraites; et, s'il peut être très intéressant de les soumettre à une étude spéciale de ce genre, il serait inutile et ennuyeux d'en démontrer constamment à nouveau la vérité, avant de fonder sur eux une explication quelconque. Bien souvent une importante loi psychologique se cache dans une phrase, sous un mot, et passe inaperçu au premier abord. Par contre, tout le poids de l'exposition et de l'explication historique repose sur les conditions de la vie, à travers lesquelles les forces ont dû agir, pour pousser au jour les faits de l'histoire. Cette dernière se borne presque exclusivement à rapporter les événements constitutifs des séries qui composent le développement. Ce sont donc les faits singuliers qui forment l'élément important de l'histoire, tandis que les lois psychologiques ou autres sont supposées connues, ou ne sont qu'indiquées. Il s'entend de soi-même que, sans l'application constante, quoique souvent inconsciente des lois psychologiques, la reconstitution du passé serait impossible, et que cette reconstitution se base sur le principe que "dans des conjonctures semblables ou analogues, les choses ont dû se passer autrefois de la même manière qu'aujourd'hui[19]". Les lois psychologiques sont donc la condition sous-entendue de tout le travail de l'histoire.