La Science De La Littérature

CHAPITRE PREMIER LA MÉTHODE HISTORIQUE EST IMPUISSANTE POUR L'ÉTUDE SCIENTIFIQUE DE LA LITTÉRATURE § 1. - Dans un travail publié il y a plus de trente ans, La critique scientifique et Eminescou, nous avons essayé de montrer que l'école critique d'un Sainte-Beuve ou d'un Taine, voire d'un Brunetière – école dénommée "critique scientifique" – ne méritait pas ce nom lorsqu'il s'agissait des créations supérieures de l'art en général et de la littérature en particulier. Pourtant ce courant critique, qui met l'étude de la poésie et de l'art à la portée du premier venu, s'est développé, et dans les dernières dizaines d'années, sous le nom de méthode historique, il a pénétré partout où l'on se propose l'étude scientifique de la littérature, surtout dans les Universités. Etant donné que les sciences littéraires pour mériter ce nom demandent d'autres forces et doivent être mises sur d'autres bases, nous croyons de notre devoir de rappeler, avant tout, les principes qui prouvent tant la fausseté de la vieille méthode que la nécessité d'en fonder une nouvelle. En même temps nous devons compléter et renforcer les sens de ces principes.Le courant historique est tout puissant. Les études faites d'après la méthode historique remplissent de vastes bibliothèques. On est arrivé à faire de l'histoire pure en voulant faire de l'histoire littéraire et l'on profite de l'engouement qu'on a pour l'histoire pour en faire bénéficier la méthode historique dans les études littéraires. La pensée de rendre indépendante la science littéraire, qui n'est maintenant que l'ancilla historiae, doit avoir pour cette raison un fondement inébranlable. En premier lieu, il faut convenir qu'une science qui a son objet propre ne peut pas être à l'infini l'appendice d'un autre. Du moment qu'elle a un objet tout à fait particulier, une science doit en chercher la nature, déterminer sa sphère et, avant tout, établir les méthodes propres d'après lesquelles on pourrait aboutir à la vérité. La science de la littérature ne peut pas être réduite pour toujours à l'histoire littéraire, quelque exacte que celle-ci puisse être au point de vue matériel, et quelques minutieux ou philosophique que soit son esprit. L'histoire littéraire, dont l'instrument est la méthode historique, a évidemment une grande importance. Elle peut nous montrer dans son évolution l'esprit d'un peuple et même de l'humanité, mais elle atteint cette fin en obscurcissant la fin propre de la littérature, en tant que science qui peut vivre indépendante. Etablir le droit de cette science de vivre d'une vie large et libre, c'est le but propre de cette introduction. § 2. - Le principe en vertu duquel dans La critique scientifique et Eminescou nous ne pouvions pas accorder le caractère de science à la "critique scientifique", c'est que la personnalité humaine, l'homme physique et moral avec sa vie et le milieu naturel et social où il se développe, se distingue essentiellement de la personnalité artistique, à savoir les états d'âme cristallisés dans les chefs-d'œuvre créés par son génie. Maintenant pour préciser et compléter ce principe il faut dire que la différence entre la vie de l'homme et la vie de ses chefs-d'œuvre est comme la différence qui sépare deux mondes. La vie de l'homme, avec les formes de temps, d'espace et de causalité, où elle se développe, fait partie du monde physique; la vie de ses chefs-d'œuvre, avec une forme qui est physique et un fond qui est psychique, fait partie, par l'harmonie entre le fond et la forme, du monde psychophysique. Nous devons faire observer tout d'abord que par personnalité artistique nous n'entendons pas l'ensemble des productions littéraires ou artistiques d'un poète ou d'un créateur d'art: ce mot n'exprime pour nous que la totalité de ses œuvres de génie. Les autres productions où l'on peut trouver de l'intelligence, du talent ou de la virtuosité peuvent demeurer pour toujours l'objet de l'histoire littéraire et être étudiées, si on y trouve de l'agrément, d'après la méthode historique. Quelque importantes qu'ils soient à certains points de vue, ces productions ne peuvent intéresser que médiocrement la science de la littérature: cette science ne prête son attention qu'aux chefs-d'œuvre.Dans un chef-d'œuvre on ne peut pas trouver des éléments proprement dits de la personnalité humaine. Celle-ci ne fournit que la matière brute qui ne peut s'introduire dans un chef-d'œuvre qu'après avoir subi de nombreuses et radicales transformations. Les perceptions de la matière qui gardent pour nous toutes les physionomies que le monde interne ou externe a données, ne peuvent pas entrer dans la constitution d'un chef-d'œuvre si elles ne deviennent pas nécessairement des intuitions, c'est-à-dire si elles ne prennent pas une couleur, une intensité, une tonalité et par-dessus tout un sens mystique qui ne vient pas du dehors mais des profondeurs psycho-physiologiques du créateur génial. Les perceptions deviennent intuitions – comme nous le verrons plus amplement dans l'Esthétique littéraire – d'abord par l'opération primordiale de l'accord ou de l'harmonie entre l'âme représentée par la conscience inanalysable et la nature représentée par les profondeurs de notre organisme physiologique: cette opération engendre l'idée génératrice du chef-d'œuvre; ensuite par l'opération qui transforme les résidus des perceptions en images, en leur faisant perdre la matérialité spatiale, temporelle et causale et en les faisant gagner une essence spirituelle; enfin par l'opération à la suite de laquelle les images qui ont donné corps à l'idée génératrice se matérialisent à nouveau d'une manière indépendante sous forme de matériel physique, qui par ce fait se trouve spiritualisé.Par cette série de transformations le matériel physique et psychique tout d'abord, prenant une autre vie, la vie esthétique, devient psycho-physique. Il passe d'un monde dans un autre tout à fait différent. § 3. - Lorsque Victor Hugo dans Booz endormi peint le tableau final: "Tout reposait dans Ur et dans Jerimadeth.Les astres émaillaient le ciel profond et sombre;Le croissant fin et clair, parmi ces fleurs de l'ombre,Brillait à l'Occident; et Ruth se demandait, Immobile, ouvrant l'œil à moitié sous ses voiles, Quel Dieu, quel moissonneur de l'éternel été, Avait, en s'en allant, négligemment jeté Cette faucille d'or dans le champ des étoiles." toutes les images propres ou communes: "Ur", "Jerimadeth", "astres", "ciel", "faucille d'or", "ombre", "Occident", etc., ne sont pas produites par telles ou telles perceptions que le poète aurait reçues de la nature. Ou bien, même si elles l'avaient été, les perceptions se sont transformées en intuitions et puis en images, en gagnant par cette transformation la couleur, l'intensité, la tonalité et le sens mystique qui, flotte sur le chef-d'œuvre. Elles ne sont pas les images générales que nous possédons tous, mais des images d'une essence nouvelle empruntée aux profondeurs de l'âme créatrice, empruntée à l'atmosphère déterminée dans la conscience, en dehors du temps, de l'espace et de la causalité physiques. "Ur" et "Jerimadeth"[1] sont censés être des noms de villes bibliques, "Ruth" est un personnage biblique, mais ni "Ur", ni "Jerimadeth" ne sont considérées dans le poème, comme des localités historiques dont nous devons connaître la situation, l'histoire, l'ethnographie, etc... Dès que notre imagination cherche à les placer dans le temps, l'espace et la causalité physiques, elles cessent d'être ce qu'elles sont dans le poème, elles perdent le charme poétique, elles déchoient du rang imaginaire ou psycho-physique et deviennent des réalités froides et sans contenu esthétique. En voulant les comprendre nous sommes forcés de les déplacer du monde psycho-physique qui leur donnait une valeur propre, et de les faire descendre dans le monde physique du mot, de la géographie, de l'histoire. Mais il y a plus: si nous dégradons quelques images, toutes les autres prennent la couleur terne de la réalité intellectuelle, et tout l'édifice que nous nommons Booz endormi s'écroule et se disperse sous la rafale glacée de la réalité historique. Nous descendons de l'atmosphère de sa personnalité poétique dans l'atmosphère temporelle, spatiale et causale de la personnalité humaine. Du moment que nous sentons cette différence, nous devons concéder que la personnalité artistique est tout autre chose que la personnalité humaine, qu'elle fait partie d'un monde spécial avec son atmosphère propre, avec ses éléments et ses conditions particulières d'existence. La personnalité humaine a elle aussi son monde; aucun de ses éléments n'est convertible en un élément de la personnalité artistique et aucun élément de la personnalité artistique n'est convertible en élément de la personnalité humaine sans détruire la poésie.§ 4. - L'explication historique des œuvres littéraires est réalisée de plusieurs manières et nous devons les prendre l'une après l'autre, les examiner et montrer leur manque de fondement.La première manière est d'établir une relation synthétique entre la vie du poète[2] et ses œuvres, y compris naturellement ses chefs-d'œuvre. Dans ce cas le poète-homme devient un personnage de roman, et le travail par lequel on établit la relation entre l'homme et son œuvre est conçu comme un vrai roman qui aurait une signification particulière, vu que son point central n'est pas la vie d'un homme commun, mais la vie d'un exemplaire supérieur de l'humanité. Une seconde manière est d'expliquer les traits caractéristiques des chefs-d'œuvre par les traits essentiels de la psychologie ordinaire. C'est l'explication rationnelle ou par dérivation; c'est l'explication de quelques états d'âme par d'autres états d'âme qui leur ressemblent. La troisième manière est de considérer l'œuvre d'un poète comme un effet et les conditions physiologiques et sociales de la vie du poète comme ses causes. C'est l'explication causale proprement dite, qui établit des relations entre des circonstances qui ne se ressemblent pas. La quatrième manière, celle proprement historique consiste à établir non pas des relations causales, synthétiques ou par dérivation, mais des relations historiques. Elle croit que les détails de la vie du poète peuvent apporter des lumières pour l'intelligence des chefs-d'œuvre, ou de l'œuvre littéraire du poète, comme elle dit. Elle n'a que la prétention d'établir in concreto les différentes relations entre l'homme et l'œuvre. C'est la méthode qu'emploie de préférence l'histoire littéraire. Toutes ces manières d'étudier "scientifiquement" les œuvres littéraires ont, en même temps, la prétention de nous faire comprendre esthétiquement les chefs-d'œuvre. Cette prétention serait fondée si la personnalité artistique ne se distinguait pas essentiellement de la personnalité humaine. La personnalité humaine étant de nature physique, toutes les données que le littérateur lui emprunte pour expliquer les chefs-d'œuvre ne font que troubler et fausser leur sens propre. Quel est en effet le sens propre d'un chef-d'œuvre? C'est d'être beau. Dès qu'il cesse d'être beau, il n'est plus un chef-d'œuvre. Une recherche littéraire, avant tout, doit non seulement ne pas troubler la beauté ordinaire d'un chef-d'œuvre, mais l'illuminer et l'augmenter. La méthode historique en voulant éclaircir le sens des chefs-d'œuvre le fausse et le trouble, et en cela elle montre combien elle est impropre à l'étude de la littérature et impuissante. § 5. - L'explication synthétique voulant faire de la vie d'un poète ou d'un artiste un vrai roman pour expliquer ses chefs-d'œuvre, est une contradiction in adjecto. Car, ou bien ce travail est vraiment un roman et, dans ce cas, ce qui nous y intéressera ce sera l'originalité de l'auteur et non la vérité scientifique, l'art et non la raison; ou bien il est un travail critique qui veut établir la vérité et intéresser par la vérité des relations entre l'homme et son œuvre, et en ce cas ce n'est plus un roman. L'explication synthétique est en réalité un mixtum compositum dans lequel la vérité et l'imagination se mêlent, et c'est pourquoi toutes les relations rationnelles ou causales sont falsifiées. Cherchons, d'après cette méthode, à établir des relations explicatives entre la pureté des états d'âme que nous trouvons dans le Souvenir de Musset[3] et la misère de la vie réelle, le sensualisme déchaîné et la flagellation âpre des nerfs qu'en tant qu'homme Alfred de Musset a menés avec la femme Aurore Dupin, baronne Dudevant, qui écrivait sous le nom de George Sand. Nous verrons tout de suite le choc répulsif entre l'abaissement terrestre de cette vie et l'élévation idéale de celle exprimée dans la poésie. Quel rapport, qui ne soit pas faux, peut-on établir entre la vie sociale et politique de François Ier et la vie fantastique et surhumaine de Gargantua et de Pantagruel avec tous ses éléments repoussants, que nous acceptons pourtant le sourire aux lèvres, étant donné que Rabelais par son génie créateur les a transposés dans un monde autre que celui physique? Dans Don Quichotte, Cervantès a voulu ridiculiser les auteurs des livres de chevalerie sans poésie, mais son génie créateur, par-dessus la volonté de l'auteur, a créé un monde nouveau extraordinaire et éternel, le monde de Don Quichotte et de Sancho Pança, personnages qui au lieu de rester la caricature de la chevalerie espagnole, sont devenus l'image humoristique et en même temps naïve et pathétique des aspirations éternelles de l'humanité. Et quel rapport, qui ne soit pas faux, peut-on établir entre la vie de ces deux héros et l'Espagne sous les Philippes? En fait, ceux qui ont essayé de telles synthèses, comme par exemple Taine et Brandès dans leurs études sur Shakespeare, n'ont fait autre chose que jeter sur la réalité de la vie du poète, avec plus ou moins d'habilité, le voile éblouissant de l'impression que nous font ses chefs-d'œuvre. En général, les historiens littéraires – purs ou critiques – s'ils aiment le poète ou l'artiste dont ils parlent, ennoblissent sa vie par l'impression que leur fait son œuvre; s'ils le haïssent, ils rabaissent l'œuvre par les mesquineries de la vie. Le premier cas est celui de toutes les histoires littéraires nationales qui veulent faire aimer des poètes qui n'ont d'autre mérite que d'avoir contribué au progrès de la culture sociale d'un pays; le second, c'est le cas des historiens littéraires qui combattent telle ou telle influence qu'ils jugent dangereuse. C'est le cas des historiens littéraires allemands à tendance religieuse ou patriotique qui ravalent Goethe ou dénigrent Heine. L'explication synthétique ne peut être ni œuvre d'art parce qu'elle tend à la science, ni œuvre scientifique parce qu'elle a recours à la technique du roman; elle ne nous donne que des œuvres idéologiques ou littéraires dans lesquelles nous apprécions l'ingéniosité des combinaisons, non pas la vérité des relations entre l'homme et son œuvre; nous sommes retenus par le charme littéraire de celui qui écrit en dehors de ses affirmations. Nous ne trouvons dans ce travail, soi-disant synthétique, ni la création poétique c'est-à-dire plastique d'un roman, ni la relation scientifique, c'est-à-dire vraie, entre l'homme et l'œuvre, parce que le véridique et le plastique auxquels il vise à la fois, sont des termes contradictoires. § 6. - L'explication par dérivation est tout aussi anti-scientifique que l'explication synthétique. Il suffit de montrer in concreto un exemple de cette sorte d'explication pour voir sa faiblesse. Victor Hugo, le monarchiste légitimiste devient tout d'un coup napoléonien enthousiaste et écrit Napoléon II, un de ses chefs-d'œuvre lyriques. Plus tard, en devenant l'ennemi implacable de Napoléon III, le poète écrit l'Expiation un autre chef-d'œuvre. Napoléon II est une ode qui cristallise un sentiment d'admiration; l'Expiation veut être une satire qui cristallise un sentiment de haine. La vraie beauté de ces deux chefs-d'œuvre réside pourtant dans une autre idée, supérieure à l'admiration pour Napoléon Ier et à la haine contre Napoléon III. Cette idée s'impose et brille par-dessus les sentiments auxquels l'homme-poète veut donner expression. Dans Napoléon II l'admiration pour le génie de Napoléon Ier, pour les grands faits historiques que le poète énumère, est pénétrée et entièrement transformée par l'idée de la vanité des choses humaines qui ne sont rien devant Dieu. Lorsque Napoléon plein de gloire et ravi de bonheur contemple son enfant nouveau-né, l'héritier de ses trônes: "Quand il eut bien fit voir l'héritier de ses trônes,Aux vieilles nations comme aux vieilles couronnes,Eperdu, l'œil fixé sur quiconque était roi,Comme un aigle arrivé sur une haute cime,Il cria tout joyeux avec un air sublime:L'avenir! L'avenir! L'avenir est à moi!" le poète lui répond: "L'avenir n'est à personne,Sire, l'avenir est à Dieu." Dans l'Expiation, la beauté ne consiste pas dans l'idée satyrique qui termine cet extraordinaire poème. Sa beauté demeure entière même si nous ne savions rien de ce qu'a été "Deux Décembre" et "Dix-huit Brumaire". Il n'est pas nécessaire que nous sachions ni ce que signifient ces dates, ni encore moins l'état civil ou l'histoire de tous les personnages contre lesquels le poète s'exprime si violemment vers la fin du poème. Les notes historiques et biographiques sur leur vie et sur leur rôle dans l'histoire de Napoléon III ne feraient que détourner notre contemplation des tableaux grandioses de la retraite de Russie et de la lutte de Waterloo surtout, où nous sentons avec toute notre âme l'admiration sans bornes que le poète éprouve pour Napoléon Ier et la Grande Armée, et en même temps sa désolation émouvante lorsqu'il décrit le désastre. Pour goûter ce poème qui n'est en fait que la glorification de la France et de Napoléon, nous devons faire abstraction de tous ces mesquins détails historiques, en nous contentant des relations générales qui constituent le cadre du poème. La pensée que Dieu a puni Napoléon Ier parce que son "Dix-huit Brumaire" a occasionné le "Deux Décembre" de Napoléon III n'est qu'un élément subordonné. Son effet satyrique est voulu et forcé, et c'est pourquoi nous ne sommes pas émus esthétiquement. Cette partie manque de beauté. L'idée principale et génératrice, l'idée force, création du génie qui se cristallise par des images extraordinaires et émouvantes c'est l'infinie douleur du poète à la pensée que tant de vie grandiose, tant de splendeur et de courage aient pu s'évanouir en un clin d'œil. "C'est alors Qu'élevant tout à coup sa voix désespérée, La Déroute, géante à la face effarée, Qui, pâle, épouvantant les plus fiers bataillons, Changeant subitement les drapeaux en haillons, A de certains moments, spectre fait de fumées, Se lève grandissante au milieu des armées, La Déroute apparut au soldat qui s'émeut Et, se tordant les mains, cria: "Sauve qui peut!" Sauve qui peut! – affront! horreur! – toutes les bouches Criaient; à travers champs, fous, éperdus, farouches, Comme si quelque souffle avait passé sur eux, Parmi les lourds caissons et les fourgons poudreux, Roulant dans les fossés, se cachant dans les seigles, Jetant shakos, manteaux, fusils, jetant les aigles, Sous les sabres prussiens, ces vétérans, ô deuil! Tremblaient, hurlaient, pleuraient, couraient... En un clin d'œil Comme s'envole au vent, une paille enflammée S'évanouit ce bruit qui fut la Grande Armée. Et cette plaine, hélas! où l'on rêve aujourd'hui Vit fuir ceux devant qui l'univers avait fui... Quarante ans sont passés, et ce coin de la terre Waterloo, ce plateau funèbre et solitaire, Ce champ sinistre où Dieu mêla tant de néants, Tremble encore d'avoir vu la fuite des géants!" C'est là l'idée sublime et vraiment émouvante. Le reste, la vengeance verbale contre Napoléon III, ce n'est que de la facture – nécessaire mais secondaire – combinaison intellectuelle en vue d'une fin presque étrangère au fond créée par le génie du poète.Dans "Napoléon II", Victor Hugo veut glorifier Napoléon Ier, mais en réalité, il glorifie la toute puissance de Dieu en montrant la petitesse et la vanité infinie de l'homme.Dans Expiation il veut flageller Napoléon III et même Napoléon Ier qui par son "Dix-huit Brumaire" avait rendu possible le "Deux Décembre", et en réalité il déplore d'une manière grandiose, à nulle autre pareille, la chute du grand empereur. L'homme pense une chose, le poète une autre. L'homme vise à la haine et le poète à l'adoration; l'homme a un but, le poète en a un autre. C'est dire que les états d'âme de l'homme qu'est Victor Hugo ne peuvent pas expliquer les états d'âme cristallisés dans ses chefs-d'œuvre lyriques. Chercher une relation explicative, serait les fausser et les mutiler. § 7. - En effet, même les états d'âme qui paraissent appartenir à l'homme, ont dans le poème une autre couleur, un autre sens. Ils y sont transfigurés. Ils sont situés dans un autre plan de l'existence que les états d'âme réels qui sont liés au temps, à l'espace et à la causalité physique. Plus encore. Même s'ils ont dans la conscience du poète une grande intensité, ils ne peuvent pas devenir ce qu'ils sont dans le poème sans avoir été transformés auparavant par le génie créateur. Nous pourrions même dire que plus leur intensité réelle est grande, moins ils sont susceptibles de subir cette transformation et de devenir fond poétique. Tout cela amène à la conclusion que la relation qu'on cherche à établir entre les états d'âme de l'homme-poète et les états d'âme qui constituent le fond d'un chef-d'œuvre, ne peut être que fausse. Une telle relation fausse la réalité et l'art. Elle fausse la réalité en tant qu'on cherche à nous la faire voir par le prisme de la transfiguration géniale; elle fausse l'art en tant que, sans cette transfiguration, la réalité ou n'est rien, ou joue un rôle médiocre qui trouble le charme du tout. (…) § 11. - En effet, la méthode historique prétendant être la seule "science" des œuvres littéraires, devient l'ennemie du progrès. Elle domine la littérature depuis plus de cent ans et elle entend la dominer encore faisant la sourde oreille à tous les essais d'en trouver une autre. C'est le sort qu'on a réservé à Luchaire avec sa critique de la méthode historique, et à Pierre Audiat qui dans son essai de Biographie de l'œuvre littéraire laisse de côté l'homme et concentre son attention sur l'œuvre. Et c'est un grand courage de la part de René Doumic d'avoir relevé dans un discours devant l'Académie française cette dernière étude qui ouvre une nouvelle voie dans les sciences littéraires. § 12. - Examinons les fondements de ses prétentions à la lumière de la logique. La prétention de généraliser historiquement et de rattacher les différentes œuvres de génie aux différents courants d'esprit d'une époque, est au point de vue littéraire strictement antiscientifique. La science, avant tout, doit tenir compte de la nature de l'objet qu'elle étudie. La méthode historique ne le fait pas. L'œuvre d'un écrivain est de deux ou trois catégories: Ce sont en premier lieu les œuvres sans importance aucune au point de vue littéraire; en second lieu, il y a les œuvres de talent et de virtuosité qui ont surtout un intérêt intellectuel; en troisième lieu, il y a les chefs-d'œuvre qui ont une vie durable et à côté de l'intérêt intellectuel présentent un intérêt esthétique. Entre les deux premières catégories décrites et la troisième il y a un abîme. Tandis que les œuvres de talent et de virtuosité n'ont qu'un intérêt esthétique médiocre et ne résistent pas à l'action du temps, les chefs-d'œuvre sont considérés comme tels, non pas à cause de leurs intérêts collatéraux, mais essentiellement à cause de leur intérêt esthétique. S'ils n'étaient pas beaux, comme nous l'avons dit, ils ne seraient plus des chefs-d'œuvre. Mais en quoi consiste leur beauté? Dans l'originalité. C'est par l'originalité que le chef-d'œuvre brille partout et toujours. C'est cette qualité qui en fait une chose unique au monde; c'est en lui conservant l'originalité, qui constitue sa vie durable, sa vie esthétique que le chef-d'œuvre doit être étudié d'une manière vraiment scientifique. Et que fait la méthode historique avec ses procédés de généralisation? Elle commence par réduire toutes les œuvres d'un écrivain à une formule générale; elle continue son travail par réduire les différentes formules qui expriment plusieurs écrivains en un ensemble unique qui caractérise un courant, une époque, une école. Elle met donc ensemble, en leur donnant la même caractéristique, ce qui est médiocre et transitoire avec ce qui possède une valeur durable, les œuvres sans valeur avec les chefs-d'œuvre, les grands écrivains avec les petits, et les englobe tous dans un même courant, époque ou école sous les mêmes caractéristiques. Dans toute cette g