La Roumanie, Un Pays À La Frontière De L'Europe

ParisLes Belles Lettres2003 DES BALKANS A L'OCCIDENTJ'ai tracé, dans leurs grandes lignes, les événements cruciaux de la moitié du siècle, de 1821 à 1866. Mais à la même période s'engage un profond processus qui modifie non seulement les bases politiques, mais aussi les bases de la civilisation roumaine. L'élite roumaine – même si c'était inattendu, ce fut radical et rapide – opte pour les valeurs occidentales de civilisation. Des Balkans, la Roumanie se tourne brusquement vers le monde occidental. Nous simplifierons trop en disant que n'existaient pas des signes avant-coureurs. Des rapports avec l'Occident avaient évidemment déjà eu lieu. Entre l'Occident et l'Orient, il n'y a jamais eu de cloison étanche. Dès le Moyen Âge, les liens avec la Hongrie et la Pologne ouvrirent une fenêtre vers le monde catholique et latinisant de l'Occident. Le latin n'était pas inconnu des savants roumains du XVIIe siècle. L'un d'entre eux, Constantin Cantacuzène (Constantin Cantacuzino), homme politique et historien, étudia en Italie, à Padoue. Il ne faut cependant pas confondre les contacts et les influences avec les structures. Le cadre de vie et l'atmosphère, traditionnelle et orthodoxe, qui étaient encore médiévaux, contrastaient avec le dynamisme transformateur de l'Occident. Au XVIIIe siècle se produit la première brèche importante. La conversion au catholicisme – dans sa variante uniate – d'une partie des Roumains de Transylvanie a pour conséquence la redécouverte de la latinité et l'affirmation de rapports symboliques avec Rome. Mais il s'agissait là d'un argument visant à soutenir certaines revendications d'ordre national, plutôt que d'un projet global de modernisation. Dans les principautés, les "Phanariotes", des personnalités généralement cultivées, ont amené certaines réformes, qui sont dans l'esprit du temps en Europe; cependant, elles étaient forcément adaptées à des structures sociales et mentales éloignées de celles de l'Occident. Les idées des Lumières pénètrent par les traductions grecques. Vers 1800, certains fils de boyards commencent à étudier le français. Mais la société reste toutefois bien installée dans ses cadres anciens. Le XVIIIe siècle a même signifié, pour les Principautés, une accentuation de l'orientalisme. Les Roumains (l'élite, s'entend) s'habillaient à la turque, parlaient grec et écrivaient en caractères slavons. Quelques dizaines d'années plus tard, ils allaient écrire en caractères latins, s'habiller à l'européenne et parler français!Pareille "transfiguration" appelle une explication. Deux facteurs ont joué un rôle essentiel: la modernisation et l'idéologie nationale. Le seul modèle, pour la modernité, était le modèle occidental. La Russie l'avait appliqué auparavant, la Turquie allait s'y mettre, et même le lointain Japon. La nation est aussi une création occidentale. L'idée d'une nation roumaine et d'un Etat national roumain signifie pour les Roumains qu'ils s'extraient de la masse orthodoxe et slave à laquelle on les assimilait. La nation passera désormais avant la religion, devenant même – partout – une religion. C'est ce qui explique que les Russes orthodoxes – naguère libérateurs – commencent à être regardés avec suspicion, avec hostilité même, comme un danger potentiel pour la nation roumaine. Les Grecs et leur culture paraissaient présenter une autre forme de dangerosité, menaçant, par leur présence massive et par leur influence, la langue et la culture nationales. Le lointain Occident, presque ignoré peu de temps auparavant, devient en revanche un allié – avec un penchant particulier pour les pays latins et, surtout, pour la "grande sœur latine", la France. La France: un "coup de foudre", devenu obsessionnel, qui a tenu les Roumains plus d'un siècle dans ses filets.Le moment crucial, c'est 1830. Les évolutions commencement à s'accélérer. Bien sûr, les formes étaient plus simples à changer que le fond. Mais les formes aussi ont leur sens; loin d'être de simples ornements, elles définissent les valeurs et les symboles, de même qu'elles marquent puissamment la vie des gens. La mode vestimentaire, par exemple, n'est pas frivolité. Les gens ne s'habillent pas n'importe comment, mais en fonction de leurs idées et de leurs comportements. La mode européenne a été l'avant-garde du modèle occidental dans la société roumaine. Les gravures des années 1840 présentent des salons bigarrés où, par la mise du moins, deux mondes se côtoient. Habituellement, les femmes – plus réceptives – et les jeunes hommes apparaissent vêtus "à l'européenne", tandis que les boyards plus âgés n'ont pas encore renoncé à leur tenue orientale. A la transition par la mode correspond également une transition par l'écriture. A partir de 1820, l'écriture cyrillique (slavonne) commence à se métisser: des lettres latines apparaissent. Ce curieux mélange se poursuivit jusqu'en 1860, quand l'alphabet latin fut officiellement introduit. Ainsi disparaissait la dernière trace de siècles d'influence culturelle slavonne.Les Roumains se familiarisèrent avec le français pendant l'occupation russe de 1828-1834. C'était la langue de prédilection des officiers russes, aristocrates de culture occidentale. Ils ne pouvaient pas deviner que cette langue allait retourner le peuple contre eux. Les jeunes "moldo-valaques" commencent désormais à étudier en France; ils seront de plus en plus nombreux. Très vite, le français devient pour les Roumains bien plus qu'une langue de communication ou de culture; beaucoup d'entre eux trouveront, par le français, une nouvelle âme[1].Le roumain passe lui-même sous influence du français. Mais il est temps de reprendre la discussion concernant la structure et l'aspect de la langue roumaine. Le roumain d'aujourd'hui n'est plus vraiment le roumain du XVIIIe siècle, étant entendu que, au XIXe siècle, il a connu un processus de "relatinisation". La volonté de s'éloigner de l'espace slave et oriental s'est marquée dans la langue. Tout d'abord, il y a l'École transylvaine (prolongée par le courant latiniste du XIXe siècle), qui est allée prospecter dans le fonds latin pour compléter le vocabulaire roumain ou pour remplacer les mots venus d'ailleurs. Puis, au XIXe siècle, le français devient la principale langue de référence, surpassant de loin le latin. En effet, il fallait importer des néologismes: modernisation de la société oblige. Cependant, ce ne sont pas seulement des mots pour supporter de nouvelles notions qui ont été introduits, mais d'autres aussi, qui ont remplacé ou dédoublé les mots roumains anciens (du fonds slave et oriental, surtout). Le fonds français de la langue roumaine est, de la sorte, immense: il este estimé à 40% du vocabulaire et sa fréquence est de 20% environ! Cela signifie que, dans le langage courant roumain, un mot sur cinq est d'origine française (une présence moins sensible dans la conversation quotidienne, mais massive dans l'"expression intellectuelle", frappante, par exemple, pour quiconque lit un journal roumain ou consulte un manuel scolaire).Jusqu'où pouvait aller cette rénovation de la langue, qui était presque une réinvention? Les latinistes étaient disposés à aller très loin, jusqu'à exclure tout ce qui n'était pas latin (ou, pour les mots plus récents, français). Dicţionarul limbii române (Le Dictionnaire de la langue roumaine), publié – par les soins de la Société académique! – entre 1871 et 1876 par August Treboniu Laurian (en collaboration avec I. Massim), entendait mener les choses à leur terme. Le dictionnaire proprement dit ne comprenait que le fond latin; les autres mots étaient réunis dans un "glossaire", puisqu'on escomptait leur marginalisation et, finalement, leur élimination. En outre, Laurian adoptait une orthographe étymologique, pour pousser les mots à ressembler le plus possible à leur forme latine originelle.L'orthographe était devenue un autre casse-tête pour les Roumains. Tant qu'ils écrivaient en cyrillique, les choses étaient simples: à chaque son correspondait un signe, comme c'est encore le cas dans l'écriture russe: une orthographe phonétique à 100%. Ensuite, avec l'adoption de l'alphabet latin, les variantes se multiplièrent, hésitant entre la tentation étymologique et l'écriture phonétique (or, cette dernière doit admettre quelques exceptions, car les caractères latins couvrent moins fidèlement la gamme des sons de la langue roumaine que les caractères cyrilliques). En fin de compte, le phonétisme a eu gain de cause: quel sens aurait-on trouvé à écrire étymologiquement, quand aucune tradition ne permettait de justifier une telle démarche (à l'inverse de l'anglais ou du français)? Il aurait fallu inventer une tradition! En principe, donc, le roumain s'écrit tel qu'il se prononce, ce qui n'a pas dispensé les Roumains de connaître, à chaque génération, au moins une réforme orthographique. L'instabilité de l'écriture a accompagné l'instabilité générale de la société roumaine.Le latinisme pur et dur a perdu la partie (après avoir fortement marqué la langue roumaine). Le dictionnaire de Laurian a rapidement été contesté, voire ridiculisé. Si certains mots slaves ou orientaux sont sortis de l'usage, la plupart des mots essentiels se sont maintenus. Peut-on dire autrement, en roumain, "amour", que par dragoste ou iubire (tous deux mots slaves)? On a bien essayé de dire, en s'inspirant du latin, amor: le mot ne s'est imposé qu'avec une nuance ironique. L'amour des Roumains se décline donc toujours, aujourd'hui, en slavon. En dernière analyse, la modernisation de la langue roumaine fut une réussite, car les solutions extrêmes n'ont pas pris. Ce fut radical, mais jusqu'à un certain point seulement. Si l'on avait été plus loin, la langue risquait de se scinder en deux: une langue pour le peuple, une autre pour l'élite (ce qui est arrivé en Grèce). La langue roumaine a réussi la performance de se renouveler spectaculairement tout en gardant son unité et sa cohérence.Les Roumains ont également emprunté à l'Occident, et surtout aux Français, les genres littéraires et artistiques. Jusqu'en 1800, la littérature roumaine se résumait aux écrits religieux, aux chroniques, aux "romans populaires" de facture médiévale-byzantine. La littérature moderne commence au XIXe siècle. On écrit, selon le modèle français, des élégies romantiques, des nouvelles et des drames historiques… La peinture religieuse de type byzantine (la seule pratiquée jusqu'au XIXe siècle) se retire discrètement au profit des formes artistiques européennes. Les portraits et les paysages fleurent l'atmosphère de Paris et de Barbizon. Les villes aussi commencent à se moderniser (depuis les années de gouvernement de Kisseleff: ce général russe a décidément lancé beaucoup de choses dans les Pays roumains!). L'aspect oriental s'estompe petit à petit; une architecture d'inspiration française le remplace et (plus encore que l'architecture en soi, qui ne pouvait pas transformer en une nuit le paysage citadin) un mode de vie imité – pour les élites – de l'Occident. Bucarest devient le "petit Paris", titre dont, à tort ou à raison, la capitale allait se vanter, jusqu'à l'instauration du communisme.D'autre part, on adopte les structures occidentales. Institutions politiques, législation, administration, justice, école, armée… proviennent toutes de l'Occident. Les Roumains se détachent de leur propre passé. S'ils glorifient leur histoire, dans l'esprit romantique du temps, ils rompent toutefois avec elle. On fonde les Universités: Iaşi en 1860, Bucarest en 1864. En 1867, la Société académique est créée, qui deviendra en 1879 l'Académie roumaine. En 1866, la Constitution roumaine imite le modèle de la Constitution belge de 1833. Performance remarquable: la Roumanie, pays agraire, de type rural et patriarcal, s'inspire de la Belgique, qui est, à l'opposé, l'un de pays les plus industrialisés et les plus bourgeois du continent. Les Roumains pouvaient choisir n'importe quelle constitution. Ils réussirent à choisir la plus avancée et la plus libérale de l'époque!N'était-ce pas trop? Tout n'allait-il pas trop vite et ne restait-il pas trop en surface? N'y avait-il pas là une contradiction entre un pays réel (composé à majorité de paysans pauvres et analphabètes) et un "pays idéal", imaginé par une petite élite? La réaction est venue de la société culturelle Junimea (la Jeunesse), fondée à Iaşi en 1863. Celui qui l'emmène, Titu Maiorescu (1840-1917), critique littéraire et homme politique, signa en 1868 un vif réquisitoire intitulé În contra direcţiei de astăzi în cultura română (Contre la direction actuelle de la culture romaine). Il y développait la théorie des formes sans fond, qui restera des dizaines d'années durant au centre des querelles politico-culturelles. "Apparemment, écrit Maiorescu, en s'en tenant au décompte des formes extérieures, les Roumains ont aujourd'hui acquis presque tout de la civilisation occidentale. Nous avons politique et science, nous avons journaux et académies, nous avons écoles et littérature, nous avons musées, conservatoires, nous avons théâtres, nous avons même une Constitution. Mais en réalité, tout ceci n'est que formes mortes, prétentions sans fondement, apparitions sans corps, illusions sans vérité, de telle sorte que la culture des classes roumaines élevées est nulle et non avenue, et que l'abîme qui nous sépare des gens simples est de jour en jour plus profonde. La seule classe véritable est, chez nous, celle des paysans roumains et sa réalité est la souffrance qui les étreint à cause des fantasmagories des classes supérieures. Car c'est de sa sueur journalière que proviennent les moyens matériels pour soutenir l'édifice fictif que nous appelons la culture roumaine..."[2].Comme tout texte polémique, l'article de Maiorescu suppose une certaine dose d'exagération. On pourrait lui répondre, à raison, que, de toute manière, les formes modernes devaient être introduites, même si, dans un premier temps, leur contenu laissait à désirer. Maiorescu avait toutefois raison lorsqu'il dénonçait le mimétisme et la superficialité. Pour les Roumains, le passage d'un système de civilisation à un autre a généré un penchant marqué pour le formalisme, beaucoup considérant (tendance encore perceptible aujourd'hui) que des adaptations formelles équivalaient à une action en profondeur. L'avertissement de Maiorescu reste actuel dans ses grandes lignes, surtout depuis que, coupés du circuit européen par le communisme, les Roumains en reviennent, avec un même goût pour l'adaptation formelle, au modèle occidental. LA "BELGIQUE DE L'ORIENT", ENTRE FRANCE ET ALLEMAGNELe grand pari des Roumains a été, il y a deux siècles environ, de se détacher de l'Est et, de là, d'entrer dans un processus très complexe et dont les chances de réussite étaient incertaines: l'occidentalisation d'une société dont les structures profondes appartenaient à un autre type de civilisation, à un pays qui, sur la carte au moins, appartient à l'Orient et non à l'Ouest!Globalement, l'élite roumaine s'est proposée de copier – dans une certaine mesure elle y est arrivée –, le modèle occidental[3]. Le modèle occidental, en général, et le modèle français, en particulier. Pour quelques générations, la France fut le grand amour des Roumains. Excepté la monarchie, presque toutes les structures politiques, juridiques, administratives, culturelles, ont eu Paris pour principale source d'inspiration. Que n'aurait pas donné la Roumanie pour devenir une petite France de l'Orient! Et, sinon une France de l'Orient, projet peut-être un peu trop ambitieux, au moins une "Belgique de l'Orient", formule qui apparaît fréquemment à la fin du XIXe siècle. Petit pays, tout comme la Roumanie, d'élite francophone, de régime monarchique (à cet égard, le modèle belge correspondait mieux que le modèle français), doté d'une Constitution avancée que les Roumains imitèrent, dans la lettre du moins, à défaut d'une parfaite fidélité dans l'esprit, dont le statut européen était garanti par les grandes puissances et qui, ne l'oublions pas, jouissait d'un dynamisme économique et d'une prospérité impressionnante (cet Etat que l'on voit à peine sur la carte fut l'un des acteurs les plus importants sur la scène internationale du XIXe siècle), la Belgique avait tout ce qu'il fallait pour faire rêver les Roumains. La "Belgique de l'Orient" et le "petit Paris": ces deux formules ont symbolise le désir de la Roumanie de s'attacher à l'Occident et, avant tout, à la communauté francophone. Pendant presque un siècle, le chemin obligé de l'intellectuel roumain est passé par Paris. Le français a été, jusqu'au communisme, la langue que tout Roumain d'une certaine culture devait connaître (en l'enseignant tout au long des sept ou huit années de lycée). Les Roumains cultivés lisaient de préférence la littérature française, voire les auteurs non français dans leur traduction française. Nombreux furent ceux qui finirent par voir le monde avec des yeux de Français (par juger, par exemple, de manière française, les Anglais ou les Allemands!).Pourtant, que la France était loin! Plus loin que l'Allemagne en tout cas. La France a parié, en Roumanie, sur son prestige culturel et sur l'attraction irrésistible (presque inexplicable, comme toute grande passion) que les Roumains ressentaient à son endroit. Pourtant, l'Allemagne a toujours été plus présente dans cette partie de l'Europe. Dès le Moyen Âge et jusqu'au XIXe siècle, les colons allemands s'installèrent, par vagues successives, sur un territoire compris entre la Hongrie et la Transylvanie ou les rivages baltiques, jusqu'à la Volga ou la Bessarabie et la Dobroudja. Les rapports commerciaux furent bien plus étroits avec l'espace germanique qu'avec la lointaine France. Après l'unification de l'Allemagne autour de la Prusse, le projet d'expansion allemande à l'est (le traditionnel Drang nach Osten) fur repris avec une énergie renforcée, au seuil de la Première Guerre mondiale, l'Empire ottoman lui-même entrait dans la sphère d'influence allemande. Affectivement, la France tenait de meilleures positions en Roumanie, mais des points de vue géopolitique et économique, ce sont les Allemands qui l'emportaient. En outre, les Allemands bénéficiaient du second modèle invoqué par les Roumains après le modèle français. Les Roumains d'Autriche-Hongrie (Transylvanie, Banat, Bucovine) avaient une formation culturelle de type allemand (autrichien) et, en cela, ils se distinguaient de l'élite roumaine du royaume. Mais même dans l'Etat roumain, une minorité d'intellectuels se tournait vers l'Allemagne avec plus de fois que vers la France. On peut le constater avec la société culturelle Junimea, "la Jeunesse", dont l'impact dans la vie intellectuelle roumaine des dernières années du XIXe siècle fut des plus intenses. Les zélateurs du modèle allemand en soulignaient l'ordre, la rigueur et la stabilité caractéristiques de la société allemande; la France, au contraire, était instabilité et, peut-être, superficialité. La Roumanie était sortie de la phase révolutionnaire et devait désormais s'apaiser et trouver de solides assises. En cela, le modèle allemand semblait mieux convenir. Et le roi était allemand! La Roumanie fut d'ailleurs, de 1883 jusqu'à 1914, l'alliée de l'Allemagne (malgré les sympathies pour la France et l'épineux problème des Roumains d'Autriche-Hongrie). Vers 1900, beaucoup de jeunes Roumains étudient en Allemagne; en 1892, le "score" était de quarante-deux à huit pour la France; en 1914, la distance avait diminué: soixante-deux à vingt-neuf. Si la France conservait l'avantage, l'Allemagne revenait en force. C'est ainsi que le duel franco-allemand, manifestation la plus dramatique à l'époque d'une Europe divisée, s'est aussi manifesté sur le terrain roumain. Que serait-il advenu, s'il n'y avait pas eu la Première Guerre mondiale? L'Allemagne a parié à tort sur la guerre, elle a perdu. Sans la guerre (ou si elle l'avait gagnée!), son influence aurait été prédominante en Europe centrale et orientale. Qui sait: peut-être les intellectuels roumains en seraient-ils venus à plutôt parler l'allemand que le français!Les deux modèles, français (et, accessoirement, belge) et allemand (en comptant sa variante autrichienne), ont occupé, pendant presque un siècle, l'imaginaire politique et culturel des Roumains. Ils ont aussi conçu une plus large fraternité de tous les Latins, mais celle-ci fut finalement encore absorbée par la France. Si les Roumains allaient à Rome admirer la colonne Trajane (leur acte de naissance gravé sur la pierre), ils ne se montrèrent guère intéressés, jusqu'à la fin de la Première Guerre, à nouer des rapports particuliers avec l'Italie. Et c'était encore moins le cas avec l'Espagne, le Portugal ou l'Amérique latine. Le "panlatinisme" a tenté certains intellectuels roumains de la fin du XIXe siècle. En tant que petite terre latine perdue dans la mer slave, la Roumanie aurait eu intérêt à pareille formule de solidarité. Mais, contrairement au panslavisme et au pangermanisme, doctrines qui finirent par rencontrer les projets des deux grandes puissances ad hoc: la Russie et l'Allemagne, et qui prirent un sens politique précis, le "panlatinisme" est resté une simple expression affective. La France (la moins latine de tous les pays latins) n'a pas orienté sa politique selon ce critère; l'Italie, frustrée dans ses rapports avec la France, s'est tournée vers les adversaires de celle-ci: l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie; l'Espagne s'est toujours tenue à l'écart; et la Roumanie, face au péril slave, a également choisi la voie de l'alliance avec l'Allemagne et l'Autriche-Hongrie. Il est vrai que la Première Guerre mondiale a rassemblé les pays latins (à l'exception de l'Espagne), mais les raisons en étaient moins l'attachement que les intérêts de chacun des pays (la période de l'entre-deux-guerres et de la Deuxième Guerre allait à nouveau séparer les "latins"). Sur ce thème de la solidarité latine, Roumains et Provençaux se lièrent un temps; stimulés par le poète Frédéric Mistral, ces derniers tentaient d'affirmer leur identité (le mouvement du "félibrige"). Le poète roumain le plus remarquable de sa génération, Vasile Alecsandri (1821-1890), reçut un prix à Montpellier en 1878 pour Cântecul gintei latine (Le Chant de la race latine). "Reine est la race latine / Parmi les grandes races au monde – disait le poète – Elle devance toute autre race / Laissant derrière elle son éclat". Les Roumains croyaient vraiment à la supériorité du génie latin, et non seulement celui des Romains antiques, mais aussi de leurs héritiers modernes. Mais face à l'ambition des projets, un poème et un prix littéraire ne pesaient pas très lourd!Après la Première Guerre mondiale, l'Allemagne a perdu des points en Roumanie, et la France en a gagné. Une situation au demeurant relative et fluide, puisque l'Allemagne restait quand même une pépinière pour les intellectuels roumains et, d'autre part, à la fin de l'entre-deux-guerres, le troisième Reich allait revenir en force, sur les plans économique, militaire et politique. D'autre part, le modèle culturel français ne cessait d'être battu en brèche par l'affirmation des valeurs autochtones et de la spécificité nationale. L'Italie gagnait, elle aussi, des points; Rome rattrapait un peu de ce qu'avaient perdu Berlin et Vienne (l'école roumaine de Rome fut, dans l'entre-deux-guerres, ainsi que sa jumelle de Fontenay-aux-Roses, près de Paris, un centre de formation important dans le domaine des sciences humaines). Le régime fasciste (initialement ressenti comme autoritaire plutôt que dictatorial) eut pas mal d'admirateurs en Roumanie, parmi les hommes politiques et les intellectuels. Pour ce qui est de l'extrême droite roumaine – et sa forme la plus élaborée et la plus agressive, le mouvement légionnaire –, les modèles étrangers sont nombreux, selon d'incertains dosages, combinés avec des sources autochtones: le nationalisme français et surtout, l'"Action française" de Charles Maurras, le fascisme italien et le nazisme allemand… chacun a apporté sa contribution. Mais ils se sont alliés à l'"autochtonisme", au traditionalisme et à l'orthodoxie roumaine. Les "légionnaires" – la Garde de Fer –, même s'ils appartiennent à la famille fasciste européenne, proposent, malgré tout, une synthèse particulière. Leur mysticisme orthodoxe les sépare nettement de la variante occidentale du fascisme (le nazisme et le fascisme italien se sont présentés comme indépendants, sinon hostiles, face à l'Eglise). L'antisémitisme les rapproche des nazis, mais il s'agit d'un antisémitisme particulier à une société traditionnelle qui refuse le ferment de modernité que les Juifs représentaient (et, plus généralement, les étrangers). DU VILLAGE DE BUCUR AU "PETIT PARIS"Aucune ville ne s'est autant métamorphosée, depuis origines jusqu'aujourd'hui, que Bucarest. Bien sûr, partout, tout a beaucoup changé depuis le Moyen Âge. Mais il reste quand même des points de repère, des liens avec le passé, des monuments ou des segments urbains très anciens. En revanche, Bucarest s'est développé contre son passé. La détérioration des palais princiers et la disparition de la Dâmboviţa s'inscrivent dans cette tendance. Aujourd'hui, les ensembles d'immeubles, construits pendant la période communiste, représentent trois quarts de la ville. Les Bucarestois sont devenus une espèce humaine d'appartements. Il ne s'agit pas seulement d'une évolution – qui peut être rencontrée dans d'autres villes du monde, bien que des formes moins brutales –, mais aussi d'un renversement. Jusqu'en 1800, à Bucarest, il n'y avait pas, à de rares exceptions près, de maisons à étages. Tous les Bucarestois habitaient au niveau du sol; ils sortaient de la maison directement dans la cour ou le jardin.Bucarest a été au début, et pendant des siècles, un grand village, voire un conglomérat de villages. De nombreuses églises, les plus grandes d'entre elles gardant des dimensions modestes, et les quelques palais des princes ou des boyards (on les appelle "palais", mais, au fond, ils n'étaient que des maisons plus grandes construites avec plus de soin, bien éloignées de la monumentalité des palais occidentaux) donnaient un peu de relief à une agglomération de type rural. Les villes occidentales commencèrent par être des villes fortifiées, bien abritées derrière des murs, avec des bâtiments à plusieurs étages et sans terrains vagues (c'est d'ailleurs ce type que l'on rencontre en Transylvanie, surtout dans les villes saxonnes). Quant à Bucarest, c'est une ville éclatée, tout comme les villages roumains. Du boyard au plus humble habitant, chacun y avait sa maison – "palais" ou hutte – et un bout de terrain la jouxtait, pour les cultures et l'élevage des animaux. Il y avait aussi de grands vergers, des vignes surtout qui entouraient Bucarest et pénétraient profondément dans la ville, jusqu'à la Cour princière. Chaque quartier était un village, avec un groupe de maisons bâties autour d'une petite église. C'est ainsi que l'on explique la multitude des églises qui étonnait tant les voyageurs étrangers. Si Ceauşescu a abattu des églises, beaucoup d'entre elles avaient toutefois déjà été détruites au XIXe siècle pour laisser la place aux édifices civils de la ville moderne.Une telle ville-village n'avait pas besoin d'un réseau de routes très développé (exception faite, évidemment, des voies d'accès et de commerce). La première des artères importantes de la ville moderne fut tracée par Constantin Brâncoveanu à partir de 1692. Ce prince était passionné de constructions. Son nom est lié au style "Brâncoveanu", qui est l'une des plus intéressantes synthèses de l'art roumain ancien, remarquable par la richesse des éléments sculptés dans la pierre (colonnes, cadres de fenêtres), à la rencontre entre le baroque occidental et la tradition décorative de l'Orient. Brâncoveanu avait un palais, autre que le palais princier, mais non loin de celui-ci, également sur la rive de la Dâmboviţa, au pied de la colline de la Métropolie. Il en fît bâtir un autre, le plus célèbre de tous, pur modèle d'art "Brâncoveanu" (restauré, il est désormais un musée), à Mogoşoaia, en dehors de Bucarest, sur la berge du premier des lacs qui s'étendent tout au long du cours de la Colentina. Il est évident qu'il tenait à pouvoir se rendre sans trop de difficultés d'un palais à l'autre. Mais comment traverser Bucarest, et ses multiples jardins et vergers! Brâncoveanu traça donc une route qui coupait en deux différentes propriétés, et l'on pourrait dire qu'il joignit l'utile à l'agréable, puisqu'il expropria son grand adversaire, Constantin Bălăceanu (prétendant au trône, soutenu par les Autrichiens). C'est ainsi que naquit le "chemin" de Mogoşoaia, Podul Mogoşoaiei, qui allait devenir la plus célèbre rue bucarestoise et même, pendant un certain temps, de toute l'Europe orientale[4]. La rue portait ce nom parce qu'elle menait au palais princier de Mogoşoaia, et était "pavée" de poutres de chêne disposées transversalement (pod, en vieux roumain, signifiait "pavé de bois". C'est ainsi qu'allait se présenter, jusqu'à la moitié du XIXe siècle, le pavage à Bucarest, pour les rares rues qui étaient concernées. L'explication réside dans le fait que, si Bucarest n'avait pas de pierre, il y avait du bois en abondance.Ce qui frappe aujourd'hui encore dans l'ancienne route de Mogoşoaia, devenue en 1878 Calea Victoriei (l'"avenue de la Victoire", en mémoire de la "guerre d'indépendance" de 1877-1878), c'est son trajet sinueux, tout autant que la largeur variable et la hauteur également variable de ses bâtiments. Il n'y a pas deux segments de cette avenue qui se ressemblent. La rue tantôt s'élargit et se transforme en place, tantôt se rétrécit tellement que les trottoirs disparaissent. Elle est une parfaite illustration, par son manque d'ordre, de l'éclectisme et de l'improvisation roumaine des derniers siècles. Son tracé ondulant est dû au fait que la rue suivait l'inclinaison de la colline qui partait de la Dâmboviţa et laissait à gauche, en contrebas, l'étang (ou plutôt le marais), où plus tard l'on aménagera le parc Cişmigiu; si la pente se ressent à peine aujourd'hui, à l'époque la différence de niveau était plus accentuée.Au XVIIIe siècle, Bucarest connut une forte influence orientale. Les princes phanariotes, venus de Constantinople, auraient voulu faire de Bucarest une réplique de la capitale ottomane, pour se sentir comme chez eux. Mais ils ne disposaient pas de beaucoup de temps, leurs règnes étant extrêmement brefs. Le réseau des rues fut quand même amplifié, des "places" furent aménagées (que l'on appela des "maidane" – le mot est d'origine turque –, selon le modèle de Constantinople) et les maisons privées ou les auberges, conçues avec des vérandas (des cerdacuri – autre mot turc), suivirent le même modèle. Le monument le plus représentatif, que l'on peut encore admirer aujourd'hui – il a été restauré – est l'"auberge de Manuc", Hanul lui Manuc (construit en 1808 par un riche commerçant arménien), avec sa magnifique galerie en bois, sur deux niveaux, qui s'étend sur les quatre côtés de la cour intérieure.Toutefois, même les bâtiments conservés de l'époque phanariote (laquelle s'étend jusqu'en 1821) ne sont pas, sauf rares exceptions, antérieurs à 1800. Rien n'est resté du Bucarest d'avant 1800, sinon quelques églises, elles aussi rénovées. Bien que vieux par son histoire, Bucarest est nouveau par son aspect. Comment le passé a-t-il pu être tellement effacé? Plusieurs réponses interviennent. Tout d'abord, il était quasiment inévitable que, une grande ville s'installant à la place d'un grand village, très peu de traces subsistent dudit village. D'autre part, les bâtiments bucarestois avaient été quelque peu improvisés, rarement édifiés par de vrais architectes et construits avec des matériaux peu durables (faute de pierre, l'utilisation du bois était massive). Même les palais princiers n'ont pas résisté! Une chaîne ininterrompue de calamités – sur lesquelles je reviendrai – intervint également: guerres, inondations, incendies, tremblements de terre… On ne peut néanmoins pas ignorer un certain état d'esprit. En dernière analyse, si dures que soient les conditions, n'importe quoi peut être conservé ou restauré; il faut simplement estimer que cela en vaut la peine et y mettre le prix. Probablement, pour les Bucarestois, ce n'était pas le cas. Le nationalisme des Roumains ne se manifeste guère quand il s'agit des traces palpables du passé: il sert à marquer l'identité, et à se démarquer des autres, mais non à conserver les monuments historiques. Au fur et à mesure que l'histoire avance, les Bucarestois effacent leur passé ou ils le laissent s'effacer lui-même: signe d'une histoire instable, mais aussi d'un comportement instable.Le XIXe siècle, à partir de 1830 surtout, et plus intensément encore vers 1900, est la période de modernisation. Le "grand village" devient le "petit Paris": impressionnante transfiguration. Les maisons commencent à compter plusieurs étages et on bâtit des édifices publics dignes de ce nom. Les plus représentatifs sont situés, évidemment, sur Calea Victoriei. Le Théâtre national fut érigé entre 1846 et 1852 selon les plans de l'architecte viennois Joseph Heft (frappé par le bombardement allemand d'août 1944, il fut démoli plutôt que d'être restauré – c'est ainsi que disparut un autre monument de Bucarest). Toujours sur la même avenue, la maison de boyard, plus imposante que d'autres, propriété de Dinicu Golescu (1777-1830) – personnage bien connu des Roumains, notamment par son activité culturelle – devint, après sa mort, résidence princière. Si imposante qu'elle pût paraître, à l'échelle de Bucarest, elle provoqua tout de même un choc à Charles Ier qui, sur le coup, ne pouvait pas croire que cela pourrait être son palais. Il regardait et demandait sans vraiment comprendre: "Mais où est le palais?". Après la proclamation du royaume, la "maison-palais" de Dinicu Golescu se vit adjoindre (entre 1882 et 1885) un nouveau corps de logis, ce qui lui donna, grâce à l'architecte français Paul Gottereau, un aspect plus royal. Mais ce palais, lui aussi, n'existe plus: détruit par un incendie en 1927, il laissa la place à l'actuel palais royal, de plus grandes dimensions et d'aspect plus monumental, construit entre 1930 et 1937.Pendant les vingt dernières années du XIXe siècle et pendant les premières années du XXe, le nombre d'édifices augmenta – réalisés par des architectes français ou par leurs disciples roumains, en différentes variantes d'architecture française (éclectique, néoclassique…). Ainsi, sur Calea Victoriei, en partant de la Dâmboviţa jusqu'au palais, on compte: l'imposant immeuble de la Caisse d'Epargne (P. Gottereau, 1900); en face, encore plus imposant, le Palais des Postes (Alexandru Săvulescu, 1900); le Cercle militaire (Dumitru Maimarolu, 1912); la fondation Charles Ier, aujourd'hui devenue Bibliothèque centrale universitaire, face au Palais (P. Gottereau, 1891-1895); l'Athénée roumain (Albert Galleron, 1866-1888), destiné aux conférences et aux concerts, symbole de Bucarest, avec sa façade de temple grec dominé par une coupole; et à ses côtés, l'hôtel Athénée Palace (Théophile Bradeau, 1912), longtemps l'hôtel le plus important de Bucarest et le lieu privilégié de l'histoire du siècle dernier (il est le personnage central de la trilogie d'Olivia Manning). D'autres bâtiments sont représentatifs, en dehors de Calea Victoriei: la Banque nationale (A. Galleron, 1883-1885), le Palais de Justice (Albert Ballu, dans le style de la Renaissance français, 1890-1895), le ministère de l'Agriculture (Louis Blanc, 1903)… (Parmi les architectes mentionnés, Săvulescu et Maimarolu sont roumains, Blanc est un Suisse établi en Roumanie, et les autres sont français).Même une fois tracés les grands boulevards, Calea Victoriei resta Calea Victoriei: l'axe central et symbolique de la ville. Sur son parcours, l'on rencontre les édifices représentatifs de l'Etat, les institutions culturelles (y compris l'Académie roumaine et la Bibliothèque de l'Académie, la plus importante bibliothèque roumaine), des résidences aristocratiques (comme l'imposante "Maison aux lions", le palais construit entre 1898 et 1900, par Gheorghe Grigore Cantacuzène, appelé le Nabab, dirigeant conservateur et l'homme le plus riche de Roumanie), des hôtels, des restaurants (parmi lesquels le fameux "Capşa") et des magasins… Elle est également un axe politique, intellectuel, commercial et mondain, chargé de mythologie, un vrai tracé initiatique. On circulait en rang serré, sur les trottoirs, au milieu de la rue, charrettes, puis automobiles se frayaient péniblement un chemin…Le premier axe pour les grands boulevards fut tracé, vers la fin du XIXe siècle, perpendiculairement à Calea Victoriei, et sur chacun de ses côtés, il portait les noms du couple royal – Charles et Elisabeth. Le deuxième axe, nord-sud, perpendiculaire au premier et presque parallèle à Calea Victoriei, fut ouvert après 1900 et finalisé dans les années 1930: le boulevard Brătianu (rebaptisé Bălcescu-Magheru par les communistes, il est désormais divisé en trois tronçons: Brătianu, Bălcescu et Magheru), le plus large et le plus monumental des boulevards bucarestois. Calea Victoriei et les deux alignements formés par les boulevards créent la structure de la zone centrale de la capitale. Le croisement des deux grands boulevards – point le plus central de Bucarest – est d'inspiration "haussmannienne" (la grande croisée, encore plus évidente à Bucarest qu'à Paris); là est située l'Université, construction inaugurée en 1869 et étendue après 1900. Sur la place de l'Université se trouvent quelques statues représentatives: la première et la plus symbolique de toutes est la statue équestre de Michel le Brave (inaugurée en 1874; elle aussi, si patriotique soit-elle, est l'œuvre d'un Français, le sculpteur Carrier-Belleuse; les mauvaises langues disent que le Français aurait transformé une Jeanne d'Arc en Michel le Brave!).