Du Dialogue Intérieur

IISUR LE TEMPS On pourrait croire que je conçois le temps, à la manière de Descartes, comme une succession d'instants discontinus. Il n'en est rien. Pour moi le temps est du continu: mais la continuité ne lui vient pas de l'étalement dans la succession des haeccéités (toute haeccéité est définie, en effet, autant par son "maintenant" que par son "ici"), mais de l'unité de la quiddité qui les sous-tend toutes et qui est consubstantielle à chacune d'elles: qui est, rigoureusement, chacune d'elles prise à part[1]. Ma conception du temps, qui est aussi une conception traditionnelle (pré-cartésienne), n'est pas exclusive des résultats auxquels l'existentialisme a abouti au sujet du temps vécu: elle s'accommode parfaitement, par exemple, de la description des trois ek-stases temporelles et même de la théorie selon laquelle l' "être-ici" n'est pas "dans le temps" (in der Zeit), mais "se temporalise" (das Dasein zeitigt sich). Elle s'en accommode en ce sens qu'elle l'assume et l'intègre, dans la mesure même où toute métaphysique peut (et même doit) assumer et intégrer les résultats irrécusables de la phénoménologie. Car qu'est-ce, au fond, que l'ex-sistance, sinon une des manières – la plus complexe – d'in-sister en soi? On peut toujours en effet totaliser un système de projets existentiels, et la totalité ainsi obtenue – avec tous les jeux de reflets s'établissant entre ce qui se projette et ce vers quoi l'on se projette – n'ex-siste plus: elle in-siste en elle-même, elle est: l'existentialisme cède ainsi le pas à la métaphysique. J'assume donc la théorie existentialiste de la temporalité, mais j'entends aussi la dépasser, – et cela pour le bon motif que, à y regarder de plus près, le problème de la durée réelle n'y est même pas effleuré. Car que fait l'existentialisme (en l'occurrence Heidegger)? Il se contente de faire la phénoménologie de la temporalité, mais du coup il se cantonne (c'est là d'ailleurs son parti pris méthodologique) dans la pure actualité existentielle. Le temps qui fait l'objet de son examen se dépouille du coup de ses trois dimensions, pour se réduire à n'être qu'un système de tensions figées, comme le ressort d'une montre remontée. Il s'interdit en effet de dire: j'ai été, je serai; il dit: je suis-ayant-été, je suis-à-venir. En faisant cela, il évite de concevoir le temps comme une suite de nunc ponctuels et discontinus, il se débarrasse de la conception cartésienne de l'instant. Mais il a beau vouloir, afin d'en sauver la continuité, que le temps tout entier soit le résultat indivisible d'un seul surgissement existentiel, spécifié en trois ekstases intimement solidaires l'une de l'autre (gleich-unsprünglich), définitoires respectivement du passé, du présent et de l'avenir, – il ne réussit à éviter la discontinuité du flux temporel qu'à ce seul prix d'enfermer le temps tout entier dans l'instant ponctuel et à en nier l'écoulement. L'écoulement temporel n'est en effet concevable qu'à base d'extériorité, et l'extériorité (das "Ausser-sich") qui, chez Heidegger, est la conséquence de la temporalisation (die Zeitigung) du Dasein n'est pas une extériorité réelle, mais pour ainsi dire purement "tendancielle": présent, passé, futur à la fois, point indivisible tiraillé par trois vecteurs différents qui le prennent pour point d'application, mais ne le font pas véritablement éclater en trois directions différentes, voilà de quelle manière le Dasein est temporel (plus exactement: se temporalise, zeitigt sich). Du coup, le problème du changement, qui est celui de la durée réelle, est écarté, – et le fait que Heidegger épaule sa description de la temporalité du Dasein d'une théorie de son historicité (Geschichtlichkeit) ne me convainc pas du contraire: le temps, il le réduit bel et bien aux dimensions d'un instant, alors même qu'on lui concède que cet instant est un très complexe système de projets existentiels. Cet instantanéisme, plus subtil certes que l'instantanéisme cartésien, plus différencié, infiniment plus concret aussi, mais instantanéisme tout de même, est la rançon de la méthode d'évidence, propre à la phénoménologie. Le progrès que cette conception de la "temporalisation" du Dasein marque sur la conception cartésienne du temps résulte du grand souci qu'on y a eu d'une description aussi fidèle que possible de ce qui réellement se passe: de là l'enrichissement et la différenciation de l'instant monolithique de Descartes. Mais la médaille a aussi son revers, et on peut dire franchement que ce progrès indéniable dans l'ordre descriptif est payé en retour par une régression assez nette dans l'ordre spéculatif: au lieu d'une "somme" d'instants monolithiques et discontinus, on a maintenant sous les yeux un seul instant, aussi complexe que l'on voudra, mais SEUL. Le problème du temps réel, qui n'est rien s'il n'est pas une succession réelle, s'évanouit dès lors. Tout compte fait, aucune de ces deux conceptions n'invalide l'autre. Elles sont, au contraire, complémentaires l'une de l'autre sur le plan de l'actualité existentielle (ce dernier mot étant pris selon son sens traditionnel): l'une pose la suite réelle d'instants discontinus et dénombrables (l'actualité existentielle y est vue "vol d'oiseau", résolument du dehors: c'est pour cela qu'on n'y arrive qu'à une addition d'unités coupées l'une de l'autre et non pas à un tout lié par le dedans); l'autre – écartant, par parti pris méthodologique, le problème de la succession et de l'extériorité réelles – nous fait voir de très près la richesse prodigieuse de l'instant (vu du dedans de son actualité même: c'est pourquoi cette conception est "existentielle" aussi au sens moderne, qui d'ailleurs vient d'elle, de ce mot). Métaphysicien, je ne puis aucunement me contenter de la méthode d'évidence intuitive, ni par conséquent m'arrêter au niveau de l'actualité existentielle (qui n'est qu'un des multiples niveaux de être). Loin qu'elle finisse avec l'élucidation d'une "donnée", sur le plan même où celle-ci est "donnée", c'est plutôt à ce moment-là que ma véritable tâche commence, mon but étant de déchiffrer la donnée déjà élucidée (c'est-à-dire: déjà décrite dans toutes ses articulations, invisibles de prime abord, mais: actuelles). La déchiffrer, cela veut dire exactement: mordre sur son opacité, en pressentir le "dessous" non donné, bref: en sortir en quelque sorte afin de l'expliquer par autre chose qu'elle-même; l'intégrer, mais sans la détruire. – Le point d'aboutissement de l'analytique existentiale (die existentiale Analytik), je le prends donc pour point de départ, en faisant mienne la description du temps vécu. La conception cartésienne, je la fais également mienne, dans la mesure notamment où elle me met devant le fait de la discontinuité radicale des instants sur le plan où ils sont donnés et en tant que considérés en eux-mêmes, sans référence au "centre dynamique" dont ils sont la traduction en termes d'actualité[2]: voilà mon second point de départ. Quant à mon point d'aboutissement, il devra intégrer, en une sorte de synthèse qui ne les annule pas, mes deux points de départ. J'essaierai donc de voir en quoi au juste consiste le temps réel, cet écoulement de nunc discontinus, dont par ailleurs chacun est un véritable monde comprimé. La source du temps est à chercher, selon moi, dans la puissance. Le temps n'est pas un cadre vide où des actes coupés l'un de l'autre, comme le sont les choses matérielles, viendraient "se caser". Si, dans son être profond, la succession dénombrable, cette multiplicité d'un genre spécial qui rend le temps constatable, est, selon la juste remarque de Bergson, une "multiplicité d'interpénétration", cela lui vient du fait que le temps est toujours (je parle bien entendu du temps concret, du temps réel, et non pas du temps-étalon) le temps d'un quid: les moments qui le constituent, qualitativement irréductibles et, par voie de conséquence, numériquement discernables et réellement discontinus dans la mesure où on les prend en eux-mêmes, sont continus par en bas, puisque moments d'un quid qui à travers eux se manifeste, ou plutôt qui dans eux se réalise, et qui reste ce qu'il est dans absolument tous ses avatars (dont par ailleurs il est rigoureusement consubstantiel). Ce ne sont donc pas les êtres qui viennent occuper leur place dans une suite temporelle constituée en quelque sorte sans tenir compte d'eux et donnée avant eux, c'est au contraire cette suite temporelle même qui est le résultat du passage de l'être créé de sa puissance à son acte existentiel. C'est donc le "centre dynamique" qui relie par en bas les moments numériquement distincts et quidditativement irréductibles de son actualité: la discontinuité du temps cartésien est dès lors dépassée pour autant qu'elle ne laisse pas voir la continuité qui la sous-tend; mais elle est maintenue aussi dans la mesure notamment où sans extériorité et sans succession réelles, il ne peut y avoir de temps véritablement réel. Voilà de quelle manière ma conception du temps s'accommode du cartésianisme. Si elle peut s'accommoder en même temps des résultats auxquels l'analytique existentiale de Heidegger a abouti au sujet des ek-stases temporelles, la raison de la possibilité de cet accommodement est à chercher dans le fait que, malgré sa "ponctualité", le nunc a la capacité d'étreindre le monde entier. Cette capacité lui vient de là que l'haeccéité (chaque nunc en étant une) est en fait médiatrice entre deux ou plusieurs "centres dynamiques", dont elle est le "fruit commun", ce qui a pour conséquence immédiate de pourvoir l'haeccéité de vecteurs (au pluriel) pointant vers les différentes quiddités qui en elle, sont mises effectivement en présence l'une de l'autre[3]. Et maintenant, deux remarques finales: 1. Si j'ai dit[4] que "nous portons enfouies en nous une infinité d'interrogations (qui, sous l'angle de leur actualité éventuelle, seront autant de réponses) possibles", cela n'est pas à prendre au sens spatial, mais au sens ontologique du mot "contenir", nos possibilités n'étant pas dans nous comme le vin dans le tonneau: on ne me fera jamais prendre la puissance pour un acte dégradé, attendant dans le "sous-sol" de l'être le moment où il sera "tiré" à la lumière: si je me mettais, par exemple, à comparer le passage de la puissance à son acte au déroulement matériel d'une chaînons apparaîtraient l'un après l'autre (mais qui auraient existé avant même que d'apparaître), ce ne serait là de ma part qu'une manière – est-il véritablement besoin que je le dise – strictement métaphorique de m'exprimer. 2. Toute "réponse" est, au fond, réponse à la totalité des existans (j'entends à cette totalité concrète qu'est l'alentour, l'Umwelt). Toute réponse est une réponse à une situation complexe. C'est par là que le monde devient en quelque sorte "intérieur" à chacun de ses existants: car la réponse est l'acte commun de tous les centres dynamiques se rencontrant à l'intérieur d'une situation donnée, acte où tous ces centres dynamiques "se nouent", et qui par là même se voit pourvu d'un nombre de "versants", ou plutôt de vecteurs (apparemment ek-statiques, bien qu'en réalité seulement tendanciels) égal au nombre des centres dynamiques qui, sans y épuiser toutes leur δυνάμις, y participent. – C'est là la justification et la validation métaphysique de l'interprétation que Heidegger nous donne de l'In-der-Welt-sein, interprétation en vertu de laquelle la relation qui s'établit entre le Dasein et le Monde est à considérer comme une relation d'être et non point comme une relation d'inhérence. IIISUR LE "DEDANS" ET LE "DEHORS" S'il m'arrive, comme au cours du présent essai, d'employer les expressions "en moi", "hors de moi", cela n'est pas à prendre au sens strictement métaphorique, mais au sens réel et presque physique indiqué par les prépositions en et hors. Mais le fait que je tiens à garder intact le sens immédiat et non-sophistiqué de mes prépositions n'est pas à interpréter comme signe d'un faible que j'aurais pour la mentalité scientiste, par laquelle subitement je me laisserais envahir; car jamais je ne me mettrai à signifier, en employant ces deux prépositions si franchement spatiales, ce quelque chose de très "scientifique" aussi, que les behaviouristes appellent: univers intracutané et univers extracutané. Il y a réellement un dedans et un dehors (à l'encontre de ce que nous apprennent là-dessus non seulement l'idéalisme plus compliqué, plus subtil, qu'est la phénoménologie); mais la réalité est tout de même plus complexe que ne le pensent behaviouristes et compagnie. Je prendrai, pour rendre ma pensée claire sur ce point, le cas de l'homme. Il y a, pour l'homme, deux manières nettement distinctes d'être "dans" le monde. L'une nous est livrée par le sens traditionnel de l'expression "être DANS le monde", expression où ce qui est dans le monde et le monde lui-même sont pourvus d'une existence du type de l'existence de la res corporelle (die Vorhandenheit) et la relation qui s'établit entre eux est une relation d'inhérence (relation de pure extériorité). L'autre manière nous est déjà indiquée par la phénoménologie husserlienne (le cogito cogitatum, la théorie de l'intentionalité), mais ne nous est livrée dans toute sa teneur que par Heidegger, pour qui l' "être-dans-le-monde" (das In der-Welt-sein) n'est qu'un Existenzial, une structure constitutive de l'existant du type Dasein, et la relation qu'il signifie est une relation d'être et non point une simple relation d'inhérence. En ce qui me concerne, je crois que ces deux manières, apparemment inconciliables, d'être dans le monde ne sont pas exclusives l'une de l'autre. Et ceci parce que le mot monde a plusieurs sens, qu'il faut commencer par démêler. 1. Il y a tout d'abord le monde en tant que premier "centre dynamique" crée, le monde en tant qu'Un cosmique. Ce monde-là, chacun des existants particuliers l'EST, immédiatement. Il y a là une pure relation d'être, sans la moindre trace d'extériorité: en ce sens-là, chaque existant (ens), l'existant homme aussi, est le monde, mais n'est point dans le monde, pas même au sens ex-sistentiel de l'In-der-Welt-sein. Cette "relation" (qui n'en est même pas une, puisqu'elle ne réunit pas deux termes distincts) n'a jamais été, que je sache, prise en considération. 2. Il y a ensuite le monde comme universitas entium. Ce second monde n'est plus un centre dynamique où tout est "contenu" (au sens où l'on peut dire d'une colère qu'elle est "contenue") à l'état d'absolue indivision, mais une circonférence dont les points constitutifs sont extérieurs les uns aux autres (numériquement distincts, quidditativement irréductibles). Si chacun de ces points pris à tous sans exception, consubstantiel et présent sans intermédiaire), aucun d'eux n'est la circonférence: ils sont au contraire "contenus" par celle-ci (au sens où les allumettes sont contenues dans leur boîte). Si la somme des points de cette circonférence est le monde et les points qui la constituent sont les existants individuels (entia), la relation qui s'établit entre chaque existant et tout le reste ensemble des existants est une relation d'inhérence: chaque existant, l'existant homme aussi, est DANS le monde (non pas in-der-Welt, au sens où Heidegger emploie cette expression, mais: parmi, au milieu des autres existants). Mais la relation d'inhérence est à base de pure extériorité et l'extériorité ne peut aucunement servir de fondement à la relation d'être entre ses éléments composants, le monde n'est pas un vrai monde, – c'est-à-dire un système d'unités ontologiques en interaction, faisant échange de richesses par voie d'interrogation et de réponse, – mais une simple collection non-unifiée de dissemblances absolues. Ce deuxième sens du mot monde finit donc par perdre toute consistance propre, de même que la circonférence qui le figure ne peut être tracée si l'on a perdu de vue le centre qui était destiné à lui conférer une identité, en la pourvoyant d'un point fixe autour de quoi elle puisse tourner. 3. C'est en cherchant à surmonter ces difficultés que l'on touche enfin à un troisième sens possible du mot monde. Car si les unités ontologiques subsistantes sont bouclées sur elles-mêmes dans l'ordre de l'essence, c'est-à-dire porteuses d'un certain quale en vertu duquel elles seront à tout jamais irréductibles, elles disposent par contre d'une certaine ouverture dans l'ordre de l'existence, en vertu de laquelle elles peuvent exister les unes dans les autres (in alio esse), – mais avec cette restriction, qui fait que la relation qui s'établit entre elles est une vraie relation d'être: quidquid recipitur ad modum recipientis recipitur[5]. Or, cette relation d'être, comment prend-elle corps, et où? C'est là que fait son apparition l'acte; et s'il n'est pas terme dans la relation, il a un rôle peut-être plus grand à remplir, et autrement difficile, puisque c'est lui qui médiatise la relation: il est le "nœud" où les termes viennent fusionner, le fruit commun dans lequel ils communient. L'acte est le point "solide" de la relation, qui absorbe en lui les termes dont il est la synthèse et dont la densité proprement existentielle est infiniment moindre que la sienne[6]. Ces termes, en lui ils deviennent versants; versants dénombrables (puisque solidaires des termes qui y sont donnés), mais qui ne le font pas éclater; il reste ainsi un acte un, bien que ce soit en lui (en lui, en tant même que lui: relation d'être) que plusieurs termes sont décelables. Métaphysiquement, cet acte n'est que ceci: le point d'aboutissement de la puissance. Autant dire qu'il est envisagé en quelque sorte du dehors et qui les points ne sont pas mis sur les i en ce qui concerne la richesse prodigieuse que, sous ses dimensions infinitésimales, il recèle. Pour le métaphysicien, l'acte est "ponctuel", en ce sens que l'haeccéité – cette essence qui le sous-tend – jouit d'une détermination à ce point exclusive de ce qu'elle n'est pas hic et nunc[7], qu'elle peut supporter sans sourciller l'épreuve (suprême dans l'ordre ontologique) du passage à l'acte. Pour le métaphysicien, l'acte est ponctuel, mais nullement unique; au contraire: son nom est "légion". Car si la détermination de l'acte est la plus négative qui soit (vu qu'elle nie tout ce que cet acte-ci, dont elle est précisément la détermination de l'Un cosmique est la moins négative parmi les déterminations négatives, puisqu'elle enveloppe en elle à titre de possible le domaine tout entier de l'ens creatum. Or, cet Un cosmique, ce n'est qu'au niveau de l'acte "ponctuel" qu'il peut être donné: ce n'est que l'acte qui le réalise, – et sans référence à cette réalisation possible il n'a pas de sens (potentia dicitur ad actum). Mais ce Tout où sauf Dieu tout est compris, comment un seul acte ponctuel saurait-il le réaliser? Voilà du coup posée la pluralité. Si, maintenant, le métaphysicien prend cette pluralité pour point de départ, le suprême résultat auquel il puisse aboutir est d'y retrouver l'unité qui en est intimement solidaire: UNITAS IN PLURALITATE. Tout autre est la démarche du phénoménologue: celui-ci s'installe d'emblée dans l'intimité de l'acte et il ne veut rien savoir de ce que cet acte n'est pas sous mode d'actualité. Cet acte est l'acte notamment que lui, phénoménologue est hic et nunc (tout autre acte n'étant point acte pour lui: ou bien parce que lui, phénoménologue, ne l'est pas; ou bien parce qu'il ne l'est plus ou pas encore). Mais cet acte au moins qu'il est hic et nunc, il n'a de cesse qu'il n'en fasse le tour complet, qu'il n'en visite tous les recoins (tous donnés, bien que pas tous explicitement). Le résultat de ses efforts est consignable dans la formule PLURALITAS IN UNITATE: il nous fait voir en effet combien riche est ce "point" où tout est donné à la fois. Pour le phénoménologue, cet acte qui aux yeux du métaphysicien insiste en lui-même, se résout au contraire en un système de projets ex-sistentiels, constitutifs d'un monde. Mais si cette description est exacte, elle ne devient intelligible qu'à partir du moment où l'on se rend compte que ce qui se trouve à l'origine de la situation qu'elle décrit est le fait que l'acte réunit en lui, dans la mesure où ceux-ci y sont donnés (car il ne les réunit pas en tant même que centres dynamiques), tous les termes qui participent à cette relation d'être dont l'acte en question est l'incarnation. Or, ces termes se résolvent dans leur acte commun pour autant seulement qu'ils y sont donnés sous mode d'actualité; ils ne s'y résolvent pas en tant même que sources sur le plan du possible: en tant que tels, ils débordent l'acte de toutes parts, puisqu'ils peuvent être donnés, eux-mêmes "en personne", sous les espèces d'autres actes aussi que celui-ci. Tant qu'on ne fait que la phénoménologie de l'acte, on y découvre des versants, mais on ne tombe pas sur de la vraie pluralité (je veux dire: à base d'extériorité): les vecteurs qui le prennent pour point d'application ne font que pointer vers le dehors, mais n'y vont pas: flèches indicatrices et non point flèches volantes. Mais si l'on passe de l'acte à la puissance, si donc on se laisse glisser sur les versants divers de l'acte jusqu'à ce qu'on arrive, mentalement, à cela même qui est la raison de ces versants, c'est sur de la vraie pluralité que l'on tombe: les centres dynamiques étant, en tant que tels, extérieurs les uns aux autres. Si, métaphysiquement, l'acte est une donnée, phénoménologiquement et existentiellement il ne peut être qu'épreuve de lui-même (en tant qu'existant) par lui-même: c'est là la part de vérité de l'interprétation heideggérienne de l'In-der-Welt-sein, si catégoriquement opposée à ce que la même formule pourrait signifier si on l'employait à propos de cette existence de type spécial qu'est l'objectivité, das Vorhandensein. Mais cette interprétation n'est pas exclusive de l'interprétation traditionnelle, puisqu'elles ne portent pas sur le même point de l'être et que la teneur métaphysique de la formule "être DANS le monde" (au sens 2 e) ne préjuge pas du sens que cette formule peut prendre à l'intérieur d'un acte qui s'éprouve lui-même: ce sens, c'est à la phénoménologie de l'établir, mais sa validité ne saurait dépasser les bornes du champ au-delà duquel les affirmations de la phénoménologie ne portent plus ou portent à faux. Et maintenant revenons au problème initial, qui est celui du "dedans" et du "dehors". J'appelle, en métaphysicien, "dedans" ce que, en phénoménologue, j'appellerais "dehors". Je n'appelle donc pas "dedans" un hypothétique monde de "représentations" (à la Taine) qui me seraient "intérieures" au sens "scientifique" du mot, et qui me mettraient en contact avec le monde dit "extérieur". J'appelle "dedans": cet arbre là-bas, à deux kilomètres de moi (mais que je vois), ce son là-bas (mais que j'entends), le Napoléon que j'imagine (mon imagination n'étant bien entendu pas "en moi", mais là-bas à Waterloo, le jour de sa défaite, – et faisant tout de même partie de mon "dedans", dans la mesure précisément où elle est mienne); bref: le cogitatum de mon cogito, le noèse, le "terme" de mon "projet". Car tout cela se retrouve à l'intérieur de l'acte qui s'éprouve lui-même comme existant. – Et j'appelle "dehors": l'arbre, non plus là-bas, mais en tant que origo d'actes possibles autres que celui-ci où il m'est donné en tant précisément que situé "là-bas", à deux kilomètres de moi, et pas ailleurs; le son, non plus là-bas d'où je l'entends maintenant, mais comme source jaillissante sur le plan du possible; Napoléon, en tant que centre dynamique; moi enfin, dans la mesure où, tout en lui étant consubstantiel, je transcende en quelque sorte en le débordant de toutes parts cet acte-ci dans lequel j'éprouve le monde ET moi (et non pas: le monde dans moi) comme indissolublement solidaires l'un de l'autre (indissolublement ne voulant point dire: essentiellement). – Le "dedans": tout ce qui, dans un acte quelconque, est donné sous mode d'actualité (hic et nunc), – tout acte étant l'incarnation d'une situation. Le "dehors": tout ce qui, en lui étant consubstantiel, déborde cependant l'acte existentiel.Ce "dehors", je prétends qu'il est réel; pour le prouver, je n'aurai qu'à confronter la finitude de l'acte éprouvé avec une juste vue de l'idée d'être.
[1] CF. S. THOMAS D'AQUIN, In Physic., IV, 12, 19, 2: Tempus est quoddam continuum. Licet enim non habeat continuitatem ex eo quod est numerus, habet tamen continuitatem ex eo cujus est numerus: quia est numerus continui…[2] L'instant cartésien est cela même que j'appelle haeccéité en tant qu'essence et acte en tant qu'existence. Or, selon moi, haeccéités - ou actes – étant numériquement et quidditativement irréductibles en tant même qu'haeccéités / ou actes -, rien ne s'oppose à ce que je prenne sur moi la théorie cartésienne de la discontinuité du temps, dans la mesure exacte où elle est une traduction fidèle de ce qui se passe au niveau de l'actualité existentielle.[3] Cf. supra, pp.60 sqq. - Pour plus de détails, se reporter à mon U. et P.[4] Voir supra, p.70.[5] Pour voir comment l'adjonction à l'esse in alio de l'expression ad modum recipientis ne fait pas s'évanouir la quiddité adventice dans la quiddité réceptrice, se reporter à l'étude déjà citée, U. et P., 2 e partie, ch. I: "In alio esse. Ontologie du connaître."[6] Si en effet les termes disposent d'un acte rudimentaire en vertu duquel ils effleurent l'actualité et peuvent subsister en tant que pôles d'identité, ils n'existent au sens fort du mot exister que dans leur acte existentiel.[7] C'est à l'haeccéité qu'on doit appliquer la maxime spinoziste omnis determinatio negatio dans son sens le plus étroit. Cette formule est applicable à toute détermination finie, sans exception; mais elle ne l'est pas de la même manière: la force de la négation qu'elle contient décroît au fur et à l'état d'œuf, à la seule exception de l'Un absolu, qu'il n'enveloppe pas, mais auquel il renvoie.


by Mihail Şora