Autour De Tibère

Bucarest, 1944 II. LE TIBERE TACITEENUne étude de la figure de Tibère, telle qu'elle a été conçue par Tacite, doit commencer par la constatation qu'il n'existe pas, dans les six premiers livres des Annales, un portrait d'ensemble de ce prince. Ce qu'on y trouve, c'est une série de traits caractéristiques épars dans le récit et se fondant dans sa trame, touches isolées et peu variées, en somme, dont la répétition finit par suggérer une image. Image qui n'a, du reste, rien de matériel; où les détails physiques ne figurent pour ainsi dire pas, et qui se réduit à une juxtaposition de quelques qualités et de beaucoup de vices.Cette méthode de caractériser ses personnages, qui consiste à n'en pas donner de véritable caractérisation, – méthode que, depuis Bruns, on à l'habitude de désigner par le nom d'indirecte, et que Tacite a généralement employée dans ses grands ouvrages, il ne l'a pas inventée. Thucydide, le premier, en avait fait usage, et après lui d'autres historiens grecs et romains. Logiquement, elle procède de l'attitude artistique qui oppose l'écrivain à la matière qu'il traite et l'oblige à observer dans le récit un ton impersonnel d'où toute appréciation directe soit bannie. Historiquement, les avantages qu'elle présentait pour la narration chronologique l'ont fait adopter par les annalistes avec un tel empressement, qu'on a pu supposer – avec des apparences de vraisemblance – qu'elle n'a jamais été employée en dehors de cette forme d'historiographie. En réalité, il y a là une simple coïncidence, qu'on aurait tort de chercher à ériger en loi. Par sa nature même, l'ordre annalistique dans la relation des événements devait offrir à la méthode de caractérisation indirecte un terrain plus propice que toute autre manière d'écrire l'histoire; mais, que l'une ne soit pas nécessairement liée à l'autre, qu'il s'agisse ici d'une simple convenance artistique et, par conséquente, d'un choix intime de l'écrivain, l'exemple de Polybe suffirait à le prouver.Quoi qu'il en soit, du reste, de cette question, il faut dire que ce sont des annalistes comme Tite Live qui nous offrent l'exemple le plus accompli d'une mise en œuvre des procédés dont nous allons tantôt rechercher l'application chez Tacite. Ils sont trois, en tout, qui, employés ensemble ou séparément, selon l'importance du personnage et la place qu'il occupe dans le récit, concourent à fixer sa physionomie et à rendre superflu un portrait exécuté selon la règle. En premier lieu, l'impression exercée par les actions du héros sur ses contemporains, présentée comme un fait objectif; deuxièmement, les jugements de ces mêmes contemporains sur sa personne et son caractère, enfin, toutes les fois que les circonstances le permettent, ses propres discours, construits de manière à laisser apparaître les sentiments qui l'animent et les mobiles auxquels il obéit. L'image n'est donc jamais complète en un seul endroit; elle se compose lentement dans l'esprit du lecteur et ne cesse de se préciser qu'avec la mort du héros ou la fin de l'ouvrage. C'est le moment que l'historien choisit d'ordinaire pour rappeler, dans un aperçu solennel comme un éloge funèbre, les grandes lignes de la carrière du défunt et, parfois, des détails biographiques difficiles à insérer dans le courant du récit, mais trop important pour être supprimés sans inconvénient.Il ne saurait échapper à personne ce qu'une telle méthode contient de factice et d'arbitraire. Sous des apparences de simplicité et de naturel, elle suppose un long travail d'élimination, une répartition savante des éléments caractéristiques et, de la part de l'historien, un art consommé. Comme une autre sienne particularité, le ton sentencieux de l'exposé, l'adaptation de la matière à des fins autres que l'absolue véracité rend sensible toute la distance qui sépare cette attitude historique de la nôtre, et achève de la définir.Que Tacite ait connu la méthode de la caractérisation indirecte, qu'il l'ait même pratiquée dans ses grandes fresques du Haut-Empire, c'est un fait récemment acquis à l'histoire littéraire latine. Le premier philologue qui se soit avisé de classifier les historiens anciens d'après leur manière de traiter la psychologie individuelle, Ivo Bruns, a essayé de le démontrer pour ce qui concerne les Annales. Après lui, en analysant avec moins de rigueur mais autant de finesse les procédés d'art dans les Histoires (sans d'ailleurs prononcer le mot et sans laisser supposer qu'il eût connu les travaux de Bruns), Courbaud est arrivé à un résultat analogue. À juste titre, ces deux savants ont relevé l'absence de portraits d'ensemble des personnages de premier plan et les moyens détournés par lesquels Tacite parvient à les remplacer. On ne saurait se dissimuler, pourtant, combien une affirmation absolue serait arbitraire dans son cas. Trop grand artiste pour se plier sans exception à la tyrannie d'une règle passablement monotone, individualité trop marquée pour se confiner indéfiniment dans les bornes d'une terne impassibilité, Tacite ne pouvait manquer de changer parfois de manière.Une autre raison devait l'y pousser encore, qui n'était point personnelle. La révolution politique qui avait fait d'Auguste et de ses successeurs "les premiers citoyens" du monde, avait placé à leur cour le centre d'intérêt de l'histoire. Toute une foule de personnages pénétrait de ce fait sur la scène des événements, hommes et femmes, nobles et roturiers, acteurs de moindre envergure que les protagonistes, mais dont les agissements autant que les figures, devaient retenir l'attention de l'historien. Leurs faits n'étant pas de ceux qui projettent leur ombre sur leur temps, beaucoup d'entre eux ne paraissant pas plus d'une fois sous l'œil du lecteur, il fallait, pour qu'il pût en conserver un souvenir précis, avoir recours à d'autres procédés que ceux usités pour représenter les premiers rôles.Ainsi s'explique, chez Tacite, cette série de portraits d'une saveur sallustienne, qui sont un des charmes de son art. Véritables miniatures, chefs d'œuvre de précision et de laconisme, ils contiennent en quelques lignes à la fois la physionomie morale de l'individu, dans ses traits les plus saillants, et un jugement sur lui, qui semble sans appel. De Mucien à Séjan, de Livie à Nymphidius, la galerie est riche et variée; l'auteur s'y livre sans artifice, son moi jette ses derniers voiles et, sous le calme apparent des phrases, l'éclat de son courroux résonne comme un roulement lointain de tonnerre.De toute évidence, nous tenons ici un fait qui contredit ouvertement les règles de la caractérisation indirecte. Le méconnaître serait aussi vain que de vouloir se l'expliquer, comme on l'a essayé, par une inexpérience artistique dont l'écrivain se serait débarrassé avec le temps. La vérité est que Tacite n'est jamais parvenu à s'effacer complètement de son œuvre et que, si les conditions particulières à l'historiographie impériale y étaient pour quelque chose, son tempérament y était pour beaucoup.D'autres particularités de sa manière semblent l'attester également. Et d'abord le ton. Une règle essentielle de la méthode indirecte, qui remonte assez loin, veut que les données psychologiques, aussi bien que les faits, soient présentées par l'historien non pas comme le résultat probable d'une spéculation, mais comme une certitude absolue. Cet usage, dont la conséquence la plus choquante est un air d'ahurissante omniscience, à laquelle, sans exagérer, on pourrait appliquer les vers connus de Plaute, Tacite l'a pratiqué souvent. À cette différence près, néanmoins, que souvent aussi, à propos de questions plus ou moins importantes, il avoue ses doutes ou même son ignorance, d'une manière qui contraste fortement avec l'assurance ordinaire de ses affirmations. Une fois, c'est un détail qui lui échappe; une autre fois, un fait qu'il n'a pu tirer au clair; plus souvent, ce sont les mobiles de quelque action qu'il n'arrive pas à démêler: il n'éprouve pas de difficulté à le dire, bonnement. Quelles qu'en soient les raisons profondes, cette attitude est à retenir: elle est significative pour la mentalité de Tacite, et le point de départ d'une des particularités les plus caractéristiques de son style: l'emploi de la construction disjonctive pour relater des faits dont l'exactitude n'est pas, à ses yeux, assurée. Sous les dehors de l'indécision, l'alternance de quelques conjonctions préférées (ultrum-an, ne-an, seu-siue) lui permet de fournir en de pareilles occasions plusieurs explications, en laissant au lecteur le soin de choisir la plus plausible. Qu'une telle précaution ne soit pas toujours le fait d'une âme scrupuleuse, je ne l'ignore pas. Qu'il en profite volontiers pour – la conscience tranquille – insinuer des choses dont il n'oserait autrement assumer la responsabilité, je le crois d'autant plus facilement que c'est toujours à la pire hypothèse qu'il semble accorder sa préférence. Mais ce n'est pas de sa sincérité qu'il est question en ce moment; et ce que je tiens à relever c'est, une fois de plus, son indépendance à l'égard d'une des règles les plus constantes de l'école à laquelle on a voulu le rattacher.Au demeurant, les arguments de cette sorte sont loin d'être épuisés. Précisément en ce qui concerne Tibère, à un moment capital de sa vie, en essayant d'expliquer une décision qui devait exercer sur le développement ultérieur de son existence une influence considérable, Tacite laisse percer dans ses paroles une irrésolution qui contraste singulièrement non seulement avec le ton apodictique des adeptes de la caractérisation objective, mais avec le sien propre, dans des circonstances moins importantes. Je veux parler du fameux chapitre IV 57, dans lequel, en relatant le départ de Tibère pour la Campanie, prélude de cette retraite à Capri d'où il n'allait plus revenir, l'historien tente de démêler les raisons qui ont pu déterminer le prince à s'éloigner de Rome. L'événement était d'importance, le tournant qu'il marquait dans la vie de l'homme, décisif: jamais occasion n'avait été plus propice pour en pénétrer le caractère et, dans une seule résolution, faire connaître sa nature tout entière. Malgré cela, contre toute attente, Tacite hésite. Là où il aurait dû être tranchant, il se perd en conjectures; et au lieu d'une explication vigoureusement affirmé il nous en donne cinq. "Causam abscessus quamquam secutus plurimos auctorum ad Seiani artes rettuli, quia tamen caede eius patrata sex postea annos pari secreto coniuxit, plerumque permoueor, num ad ipsum referri uerius sit, saeuitiam ac libidinem cum factis promeret, locis occultantem. Erant, qui crederent in senectute corporis quoque habitum pudori fuisse: quippe illi praegracilis et incurua proceritas, nudus capillo uertex, ulcerosa facies ac plerumque medicaminibus interstincta; et Rhodi secreto uitare coetus, recondere voluptates insuerat. Traditur etiam matris inpotentia extrusum, quam dominationis sociam aspernabatur neque depellere poterat, cum dominationis ipsam donum eius accepisset. Nam dubitauerat Augustus Germanicum, sororis nepotem et cunctis laudatum, rei Romanae imponere: sed precibus uxoris euictus Tiberio Germanicum, sibi Tiberium adsciuit; idque Augusta exprobrabat, reposcebat". Entre ces conjectures il ne choisit pas. Pourtant, son opinion sur le véritable motif devait être bien arrêtée puisque, dès le commencement des Annales, il n'hésitait pas à reproduire sur Tibère ces propos insidieux: "… ne iis quidem annis, quibus Rhodi specie secessus exul egerit, aliud quam iram et simulationen et secretas lubidines meditatum", et que, à peine celui-ci arrivé à Capri, il s'empressera de proclamer: "… sed tum… duodecim uillarum nominibus et molibus insederat, quanto intentus olim publicas ad curas, tanto occultiores in luxus et malum otium resolutus".Trop fin pour ne pas se rendre compte combien une telle attitude contrariait ses efforts de faire considérer Tacite comme un adepte de la méthode indirecte, trop probe pour la passer sous silence, Bruns a cru pouvoir se tirer d'embarras en insistant sur son caractère exceptionnel. "Écart unique", écrit-il, à propos du passage dont je viens de discuter la teneur, exemple éloquent "de la situation difficile dans laquelle l'observation rigoureuse d'une règle de style pouvait conduire un historien consciencieux". À les regarder de près, cependant, les choses ne sont pas – tant s'en faut – aussi simples, ni aussi fermement établies qu'il voudrait le laisser croire. Sans plus insister sur l'emploi des conjonctions disjonctives, dont j'ai dit plus haut l'essentiel, sans trop exagérer l'importance d'un passage aussi révélateur que IV 57 – du reste pas unique –, il y a, je pense, au moins une autre raison pour autoriser sur le portrait tacitéen de Tibère un jugement différent de celui du philologue allemand. J'entends la valeur directe (générale, si l'on préfère) d'un certain nombre de ces traits dont l'ensemble forme l'image du prince, mais dont la portée caractéristique, d'après les règles de la méthode indirecte, ne devrait pas dépasser les faits isolés auxquels ils se rattachent immédiatement. Plutôt que dans les considérations de forme extérieure qui emportent l'opinion de Bruns – j'entends l'absence d'une image d'ensemble et l'éparpillement des touches qui, en marge des événements isolés de la vie du prince, la remplacent – c'est dans le contenu de ces touches qu'il faut, selon moi, chercher les éléments d'une appréciation plus soucieuse d'exactitude: notamment dans la portée plus ou moins générale des éclaircissements caractéristiques et dans leur nature fortement subjective.Bien avant Tacite, ces particularités se rencontrent dans la présentation des personnages de l'œuvre de Polybe. Et si, dans le cas de ce dernier, elles ont paru suffisantes aux yeux de Bruns pour faire figurer l'historien grec parmi les adeptes de la caractérisation directe, plus d'un philologue hésitera à partager l'assurance qui, dans le cas qui nous préoccupe, pousse ce savant à ranger Tacite dans la catégorie opposée.Les réserves que je viens de formuler n'enlèvent rien au mérite de celui qui, pour avoir le premier entrepris l'étude systématique du portrait dans l'historiographie antique, s'est acquis un titre durable à notre reconnaissance. Si, comme j'ai essayé de le montrer brièvement, son analyse du Tibère de Tacite pèche par un fatal parti pris théorique, il n'en reste pas moins que sa tentative de classifier les éléments entrant dans la composition de cette inoubliable figure aura été féconde. Non pas qu'elle ait trouvé parmi les historiens du prince l'écho qu'elle méritait: on peut dire, à cet égard, qu'elle a passé presque inaperçue. Féconde, elle l'aura été en ce sens qu'elle aura ouvert aux chercheurs venus après lui la voie d'une compréhension organique de la création de Tacite et permis ainsi une plus juste estimation de sa valeur historique.Telles n'étaient pas, à vrai dire, les intentions de Bruns, uniquement préoccupé par la technique du portrait et ses affinités génériques. Mais les conclusions qu'il ne pouvait raisonnablement entreprendre de tirer dans un recueil d'études stylistiques s'étendant sur toute l'antiquité, il nous appartient de les poursuivre dans cet essai, de beaucoup plus modeste et délibérément circonscrit.


by D. M. Pippidi