Jean-Jacques Weiss: Son Esprit Romanesque Et Sa Fantaisie

Nous arrivons à l'étude d'une des faces de l'esprit de Jean-Jacques Weiss, que nous pourrions intituler: la face romanesque. Par son tempérament et par ses goûts, nous avons vu qu'il était un petit bourgeois Louis-Philippe, qui pratiquait et exaltait toutes les vertus modestes incarnées en la bourgeoisie. Mais il n'est pas rare, et même il est très naturel qu'un petit bourgeois soit sentimental; Weiss l'était éperdument. Sa morale ressort de la bonté, de la pitié et de la croyance en la puissance expiatrice de l'amour: sa base est donc purement sentimentale. Or, du sentimentalisme au romanesque il n'y a qu'un pas, que Weiss franchit volontiers. Ayant même le courage de son romanesque, il l'affirma vaillamment en toutes occasions, sans aucune défaillance. On voit continuellement en lui la double face de sa personnalité: d'un côté, le bourgeois solide, le moraliste austère qui demande à l'art une leçon fortifiante et qui paraît avoir des critériums sûrs dans ses appréciations littéraires, et, de l'autre côté, l'âme d'une grisette, éprise de beaux sentiments, même un peu fades et conventionnels, et de chimères, purs jeux de l'esprit… Ce goût pour le romanesque lui imposa parfois certaines préférences littéraires qui ne sont rien moins que discutables. Malgré sa forte éducation classique, malgré son bon sens habituel d'homme d'Alsace, et la haute conception qu'il se faisait de l'art, il leur resta fidèle; rien ne peut le faire changer d'avis, et jusque sous ses cheveux blancs, il nourrit en lui les sentiments de Mimi Pinson… "Et les romans, s'écrie-t-il[1], ont-ils été inventés à d'autre fin que de consoler, de venger, d'exalter et d'enrichir l'honnête homme qui n'a rien? N'est-ce point là le suprême romanesque? Et sans un peu de romanesque que deviendraient sur cette terre tant de pauvres diables de qui le cœur est plus haut que la fortune? Je n'ai pas dessein d'exposer à ce propos mon art poétique intime; on y trouverait beaucoup de choses surprenantes". Surprenantes, en effet, si on considère les résultats auxquels elles le menèrent: à l'apologie inlassable du théâtre de Scribe, d'Alexandre Dumas père ou d'Octave Feuillet, d'un côté, à une vigoureuse lutte contre le naturalisme naissant, contre Gustave Flaubert, contre Alexandre Dumas fils, dans sa seconde manière, ou contre Henry Becque, qu'il n'épargna pas à propos de La Parisienne, de l'autre; choses très explicables, en somme, si on a étudié la structure intime de son âme et les circonstances qui la façonnèrent. Les premières impressions sont celles qui restent inoubliables, mais jamais elles ne furent plus ineffaçables que chez Weiss. Son enfance devait d'ailleurs exercer sur lui une forte impression; errante et bruyante, elle eut pour lui un charme incessamment renouvelé. Jusqu'à l'âge de onze ans, Weiss fut un petit vagabond; l'école ne l'assujettit pas; la lecture faite au hasard et le théâtre suppléèrent à l'instruction systématique. A six ans, il commença par les Fables de Florian et les idylles bibliques de Ruth et de Tobie, où il trouvait déjà de l'agrément, de la vivacité et de l'innocence. Il passa ensuite à une traduction de l'Odyssée aux Contes de Perrault, à Télémaque et à Robinson Crusoé. Son esprit vécut ainsi dans un monde charmant de rêves, où la fantaisie ne connaît pas de frein. Son imagination se lançait à la poursuite d'Ulysse par-delà les mers, ou habitait des îles désertes avec Robinson; elle se nourrissait de légendes égyptiennes, syriaques et aryanes puisées avidement dans l'Histoire ancienne de Rollin. Peu après, il lut Walter Scott, dont la fantaisie archéologique le captiva, et quand le hasard lui fit découvrir les romans de Paul de Kock: ce fut un éblouissement, la révélation d'un monde nouveau, inoubliable, séduisant. Il commença par l'Enfant de ma femme (que lui avait recommandé la femme du vaguemestre comme le livre préféré du pape): "Je n'en fis qu'une bouchée de rire, écrivait-il cinquante ans après[2]. Après l'Enfant de ma femme, tout y passa: la Maison Blanche, André le Savoyard, la Laitière, Moustache, le Mari, la Femme et l'Amant. C'était apparemment ce qu'il fallait pour tempérer l'austérité et la rigueur du calvinisme. J'ai lu Paul de Kock à un âge où les sens sont à peine éveillés et où l'imagination est chaste. Paul de Kock n'a point souillé mon imagination. Je l'ai lu d'une âme légère et innocente. Il est de la bonne école. Il me séduisait par l'affluence et l'à-propos de ses souvenirs classiques, par sa gaieté de bon coeur, par un instinct toujours en fraîcheur, que je devinais alors et que j'ai vérifié depuis, de Paris et du paysage parisien. A ne considérer chez lui que le fond de poésie réelle et de réalisme poétique, sans trop regarder à l'expression et au style, il n'y aurait pas d'exagération à soutenir qu'il a écrit l'églogue du boulevard du Temple et du Cadran bleu, qu'il a dit vraiment Luzarche, Louvres et Montfermeil; comme Théocrite autrefois a dit Syracuse et les Syracusaines. Je ne puis prononcer le nom de Paul de Kock sans évoquer un essaim de Nausicaas au lavoir et de Galathées fuyant à âne envers les saules". Au théâtre, il alla de bonne heure. "J'avais sept ans, écrit-il[3], quand on m'y conduisit pour la première fois. Je ne me souviens plus si c'était à Sedan ou à Besançon. Je me souviens qu'on donnait Lestocq. De seigneurs russes étaient sur la scène, ils juraient honneur et gloire à leur patrie et la mort à ses tyrans. Derrière eux, on voyait une galerie de vitraux illuminés. L'orchestre jouait des pas redoublés, vigoureux et alertes ou de tendres élégies. Ce qui se développait dans le drame c'était le complot d'un aventurier du pays de France et d'une jeune princesse moscovite, opprimée et dépouillées, qui suppliait les grenadiers de son père de la proclamer impératrice de toutes les Russies. Que de choses! Que de costumes! Que de faits! Que d'émotions! Quel monde différent de celui où je vivais le jour! Quelle envolée vers les grands rêves! Ce fut ma vie, un ou deux soirs par semaine, à partir de ce moment-là. Ma tête s'exalta. Je devins comme fou. Un jour après une représentation d'Atar-Gull, je me sauvai de chez moi; j'avais dix ans; je partis pour la Nigritie afin de soulever et d'armer les nègres contre leurs persécuteurs; on me rattrapa au village voisin. A Paris, pendant que je suivais le collège, je ne fus pourtant pas privé de théâtre. Les circonstances firent qu'en mainte saison, cette source inépuisable d'émotions, d'instruction et de réflexions me resta largement ouverte. Quand je n'avais pas mieux, j'avais le Petit Lazari où le parterre coûtait cinq sous. De vrai, je puis dire que j'ai fait mes classes moitié à Louis-le-Grand, moitié à Feydeau au cintre, et à l'Odéon". Telle fut son éducation première, à bâtons rompus et un peu précipitée. A un âge où l'on est vivement impressionné mais où l'on ne distingue pas la qualité du plaisir, le jeune Weiss prenait autant de goût à l'Odyssée d'Homère qu'à la Laitière de Montfermeil de Paul de Kock. Ce qui l'intéressait le plus c'était le romanesque des aventures. Quand beaucoup plus tard, il fut chargé par Jules Bapst de la direction du feuilleton dramatique de Journal des Débats, le Weiss des premières impressions du Petit-Lazari et du Feydeau se réveilla tout à coup, aussi intact que possible. L'âge n'avait rien effacé; la somme des connaissances acquises dans l'énorme laps de temps, la lutte de tous les jours entreprise hardiment dans la presse, l'expérience acquise du maniement des affaires, comme homme de gouvernement la désillusion qu'apporte le contact prolongé des hommes le désenchantement qui vient à l'approche de la vieillesse, n'avaient pas réussi à changer Weiss. Il était resté un peu le petit enfant, extrêmement curieux, qui ne demande qu'à être amusé, qui se plaît aux inventions charmantes et absurdes, aux aventures, à l'étalage de beaux sentiments, au pittoresque... Il s'y délectait et savait montrer son ravissement avec une ingénuité vraiment remarquable, unie pourtant à l'argumentation de l'homme mûr. C'est justement cette jeunesse et cette fraîcheur de sentiments qui font le charme de beaucoup de ses articles, si opposé qu'on soit à leur esprit. On se sent amusé de voir ce sage moraliste, ce solide esprit bourgeois, cet écrivain classique par sa culture et par son style, perdre tout à coup sa gravité doctorale, perdre tout "préjugé", universitaire, pour s'abandonner à son humeur naïve, tendre, romanesque, qu'un rien charme… On a souvent vu des esprits très clairvoyants et très profonds être le jouet d'une chimère particulière, devant laquelle leur bon sens habituel s'envole... Balzac, qui avait une puissance d'analyse si grande et dont le cerveau était si massif, était l'esclave de la chimère de la richesse; des masses énormes d'or dansaient devant ses yeux éblouis; ses héros amassaient dans des spéculations inouïes des millions qui s'éparpillaient ensuite comme des nuages... Or, cette chimère ne le poursuivait pas seulement dans ses livres, mais aussi dans sa vie: on connaît les spéculations fantastiques où sombra son avoir et le produit de tant de labeurs et de tant de peines… Weiss, lui, avait la chimère du romanesque, devant laquelle son bon sens s'éclipsait; ses yeux se troublaient, et il voyait réellement grand là où il n'y avait que les apparences de la grandeur. Par ce tour d'esprit particulier, par cette chimère, nous expliquerons son étonnant engouement pour le théâtre d'Eugène Scribe, qu'il appelait, lui-même, "son vice". Ce n'est pas qu'il en fût complètement dupe; il était trop intelligent pour ne pas apprécier à leur juste valeur, hélas, sur certains points seulement, les pièces de Scribe: il savait mieux que personne que Scribe n'était pas un Molière, et qu'il manquait de profondeur d'observation. Il écrivait lui-même[4]: "Scribe n'a pas créé des caractères, il a esquissé des physionomies. Il n'a pas réussi à saisir et à rendre les fortes passions; il a exprimé les affections et les sentiments". Et ailleurs[5]: "Scribe, répétons-le, esquisse et ne grave pas; il dessine et ne peint pas à fresque; il glisse et ne sonde pas le fond". On n'aurait pu voir plus clairement la juste portée du théâtre de Scribe, sa légèreté, son dessin au crayon. Ce théâtre n'a pas de portrait, dont une ligne, un reflet puissent donner du mouvement à l'âme; il se contente de l'apparence des choses, d'une fantaisie ailée et d'un optimisme conventionnel. Il ne veut pas voir le fond de l'âme humaine, car "ce fond est autrement triste qu'il ne l'a senti". Mais, loin de lui en vouloir, Weiss lui savait gré de la façon superficielle dont il glissait sur les choses, le sourire aux lèvres, car s'il n'était pas dupe de son intelligence, il l'était largement de son coeur, et nous avons vu qu'à la littérature, qui décrit les tréfonds de l'âme humaine, à la littérature de passion, profondément réaliste et tragique, il préférait le genre rose, empreint d'idéalisme et d'optimisme souriant; à Balzac il préférait George Sand, à Alexandre Dumas fils, Octave Feuillet. Ne tolérant pas la vérité dans l'art si cette vérité est triste et décevante, il devait forcément aimer Eugène Scribe, qui planait au-dessus des réalités et ne se mêlait pas de "passions", Scribe était surtout le peintre des "sentiments" et des "affections", qui seules touchaient le coeur de Weiss et lui semblaient tout l'art poétique. Il ne lui prêtait cependant pas plus qu'il n'avait, mais il considérait que ces qualités de second ordre – légèreté de touche, optimisme conventionnel, inspiration bourgeoise, science technique – sont de celles qui placent un écrivain au premier plan. Il lui savait surtout gré – comme nous l'avons dit ailleurs – d'avoir peint de préférence la bourgeoisie. Or, on s'imaginerait difficilement un bon bourgeois dévoré par un amour tragique, ou torturé par une ambition de Prométhée. Son âme est par contre accessible aux sentiments moyens; à l'amitié, à l'amour réconfortant. Scribe s'était donc tenu dans des limites qui étaient aussi celles de Weiss; par cette coïncidence on peut seulement expliquer leur parfaite entente… "Il passe de mode, écrit-il[6], et c'est tant mieux pour lui. Le monde dont il a été le charmant interprète s'en va. C'était une réunion d'honnêtes gens où l'on glissait quelquefois sur des pentes bien douces et bien dangereuses, et qui est homme et qui peut se flatter de ne pas glisser? – mais où l'on ne connaissait point les chutes profondes, dans la boue. La discrétion, la finesse, le bon goût, le don si français de courir sur tout et de tout effleurer sans enfoncer nulle part le rendaient aussi aimable qu'il était honnête. Le désir de plaire, les agréments frivoles, un peu d'intrigue qui savait se faire pardonner, la juste pointe „ d'herbe tendre " en relevaient le charme et ajoutaient à ces grâces décentes un piquant qui les préservait de la froideur". Et un peu plus loin[7]: "Mais surtout je vous vois, intérieurs à jamais regrettables de la Demoiselle à marier, de l'Héritière, Chanoinesse, de Michel et Christine, de Valérie, de Lorgnon, du Mari qui trompe sa femme, si remplis de soleil, de riante amitié, d'amour, de concorde, de fine coquetterie, d'émotions tendres, de malice sans fiel, ornés au besoin, mais non point possédés par le luxe, où les défauts étaient sans aspérité, où les travers même plaisaient tant ils s'avouaient de bonne grâce! Tant ils se présentaient avec cet air de franchise qui d'abord vous gagne le cœur! Et ce n'était pas seulement un mode fictif! Il a existé ailleurs qu'au théâtre". Cette appréciation de Scribe est assez fine et assez juste: mais, ce serait se tromper étrangement que de croire qu'il en fait ainsi un éloge très grand. Accorder à un écrivain le don de "glisser", de "tout effleurer sans enfoncer nulle part", c'est reconnaître que la trempe de son âme n'est pas géniale, c'est même le désigner comme un écrivain aimable, charmant, mais un peu médiocre. Weiss ne l'entendait pas ainsi. Partant d'une appréciation si juste, il aboutit à des conclusions étonnantes: "Scribe, écrit-il quelque part[8], nous offre le phénomène non pas seulement du génie, ce qui est assez commun et ce qui se conçoit, mais aussi le phénomène presque inouï et bien plus difficile à expliquer de la poésie sans le style". Qu'il y ait une certaine poésie dans Scribe, on ne peut le nier: une poésie issue d'une conception romanesque et conventionnellement optimiste du monde, une poésie gaie et franche qui se dégage de la vue superficielle des choses et d'une fantaisie infiniment riche. Il ne faut pas oublier que la qualité maîtresse de Scribe fut la fantaisie; il a été l'inventeur de l'opéra-comique; son cerveau fourmillait d'idées de pièces et de scènes à faire; sa puissance de combinaison fut magnifique. Et quoiqu'il manquât de style et fût dépourvu de sens artistique, une certaine poésie règne encore dans ses œuvres, surtout quand elle est rehaussée par le prestige de la scène. Mais affirmer que Scribe eut du génie sans talent, c'est vraiment aller à l'encontre du bon sens, c'est tirer une conclusion contraire à celle qui s'imposait des prémisses établies. Il aurait fallu, au contraire, lui reconnaître du talent sans génie. Scribe possédait, en effet, son art mieux que personne, connaissait les tours ingénieux et les ressources inépuisables nécessaires à un auteur dramatique; il saisissait merveilleusement l'optique de la scène, et jouait avec ses personnages comme avec des pantins, les faisant entrer et sortir en temps voulu. Mais cette habileté scénique, cette connaissance technique ne relèvent pas du génie; elles sont le propre du talent. L'appréciation de Weiss ressort plutôt ou d'un malentendu, ou de la conception personnelle qu'il se faisait du génie. Il le voyait, sans doute, dans la proéminence de la fantaisie, tandis que généralement il nous semble résider dans le développement complet de l'imagination ou dans une puissante observation. Or, observateur Scribe ne l'a jamais été! Weiss, lui-même, reconnaissait que son théâtre était tout à fait hors le monde réel. L'imagination n'était pas non plus la qualité particulière de Scribe; car il ne faut pas confondre la fantaisie avec l'imagination. La première n'est qu'une combinaison imprévue et plaisante d'éléments facilement trouvés, tandis que la seconde suppose la création... Scribe, lui, n'a jamais créé quoi que ce soit. Mais sa fantaisie légère, son inspiration bourgeoise et surtout son esprit romanesque suffirent pour faire de lui, aux yeux de Weiss, un écrivain de premier ordre, un écrivain "de génie"... Revenons un peu à Madame Bovary. Nous savons que ce célèbre roman n'était pas du goût de Weiss, parce qu'il manque de bonté et de pitié – ce qui veut dire pour lui qu'il manque de morale; il lui déplaisait aussi par la conception fataliste et mécanique de l'âme humaine qui s'y fait jour et par je ne sais quel mépris de la pauvreté, des rêves, de l'idéal en un mot, que Weiss y sentait. Mais ce n'est pas tout: Madame Bovary est aussi une cruelle charge contre le romanesque, tout comme Don Quichotte contre le sport chevaleresque. Citons ce bout de dialogue entre Rodolphe et Emma[9]. "– Ah! Encore, dit Rodolphe. Toujours le devoir, je suis assommé de ces mots-là. Ils sont un tas de vieilles ganaches en gilet de flanelle et de bigotes à chaufferette et à chapelet, qui continuellement nous chantent aux oreilles: „ Le devoir! Le devoir! " Eh! Parbleu! Le devoir c'est de sentir ce qui est grand, de chérir ce qui est beau, et non pas d'accepter toutes les conventions de la société avec les ignominies qu'elle nous impose. – Cependant... cependant... objectait Madame Bovary. – Eh, non! Pourquoi déclamer contre les passions? Ne sont-elles pas la seule chose qu'il y ait sur la terre, la source de l'héroïsme, de l'enthousiasme, de la poésie, de la musique, de l'art, de tout, enfin? – Mais il faut bien, dit Emma, suivre un peu l'opinion du monde et obéir à la morale. – Ah, c'est qu'il y en a deux, répliqua-t-il. La petite, la convenue, celle des hommes, celle qui varie sans cesse et qui braille si fort, s'agite en bas, terre à terre, comme ce rassemblement d'imbéciles que vous voyez. Mais l'autre, l'éternelle, elle est tout autour et au-dessus, comme le paysage qui nous environne et le ciel bleu qui nous éclaire". Il ne peut y avoir de plus cruelle ironie de l'autre morale: de la morale des beaux sentiments, des passions qui, tout en étant celle de Rodolphe Boulanger, ne manquait pas d'être aussi celle de J.-J. Weiss... Son dépit avait donc une cause très réelle et très explicable: il y voyait son état d'âme romanesque et sentimental tourné en ridicule. "Aspirer à quelque chose, s'écrie-t-il[10], rêver, se permettre des mélancolies douces, réciter le Lac, pleurer sur Paul et Virginie, elle (Emma) qui n'a pas de rentes! L'orgueilleuse, en prenant son essor, se brise la tête à tous les murs. Tant mieux! Mille fois tant mieux!". Flaubert avait osé, en effet, se moquer des aspirations disproportionnées d'une femme, montrer les périls de l'esprit romanesque, des lectures claire-de-lunesques, mettre à jour la fausseté de la morale "passionnelle" de Rodolphe Boulanger... C'était beaucoup, c'en était même trop. Weiss ne le lui a jamais pardonné… * Une des qualités que Weiss prisait le plus c'était la fantaisie. Nous l'avons vu pour Scribe, nous pouvons le voir aussi pour Regnard. Cet aimable écrivain était loin d'avoir l'imagination de Molière, sur les brisées duquel il marchait, sans en faire mystère. Observateur, Regnard ne l'était pas non plus "parce que les conditions atmosphériques auxquelles notre monde est soumis ne sont pas connues dans le sien". Il possédait, par contre, une folle et charmante fantaisie qui égayait tout et glissait dans ses œuvres un rayon de joie et de soleil. Prenez Le légataire universel, où sa fantaisie ne se prête qu'aux gais caprices et aux folles équipées. Il n'en est pas un seul personnage qui soit réel; rien n'y procède de l'observation. Toute la pièce n'est qu'une suite d'intrigues amusantes qui nous enchantent. "Nous ne sortons pas avec Regnard, écrit Weiss[11], du plaisant, et c'est le suprême plaisant d'une fantaisie à légère dose, de qui nous sommes sûrs qu'elle ne deviendra point fantasmagorie". Par conséquent, quoiqu'il se rendît compte que Regnard manquait de profondeur et de réelle imagination créatrice, il lui conservait une grande sympathie, d'abord à cause de son inspiration bourgeoise, comme nous l'avons vu dans le chapitre précédent, et ensuite pour sa charmante fantaisie. Le vrai motif de cette sympathie pour les œuvres de fantaisie c'est que Weiss lui-même, nous le savons, possédait cette riche fantaisie, qu'il montrait dans les limites de son genre sévère d'études. On n'aime rien tant que ce qu'on sent en soi-même. Il devait donc aimer Scribe et Regnard; il devait aussi aimer les héroïnes de Marivaux ou de Beaumarchais, qui dégagent un charme si pénétrant; il devait aimer les valets de Regnard et de Marivaux, d'une fantaisie si enjouée et si originale. Il adorait les petits vers frivoles de Parny – "ce génie", comme il l'appelait – et s'extasiait volontiers devant le Vert-Vert de Gresset. "Quelle résurrection, s'écriait-il[12], de tout votre être!... Quel enchantement! Ce n'est qu'un filet d'eau, mais qu'il est limpide! C'est une source qui tiendrait dans le creux de votre main, mais qu'elle a de la fraîcheur! Est-il possible que ce divin caquetage ne soit pas de la poésie et de la plus originale?". Et un peu plus loin, il concluait que Vert-Vert était un chef-d'œuvre national, qui restera plus éternel que l'airain[13]. Nous avons montré par ailleurs le goût de Weiss pour les œuvres d'inspiration moyenne, de fantaisie légère et souriante, de poésie plutôt charmante que profonde; il comprenait, certes, et admirait Molière, mais je ne serais pas étonné qu'il eût aimé davantage Regnard, car son amour allait vers les "minores", aux poètes de genre, aux écrivains légers et fantaisistes, aux Parny et aux Gresset… Il lui a échappé même de bien significatives appréciations sur les diverses œuvres d'un même auteur. Cela lui arriva avec Emile Augier. Weiss préférait les premières pièces d'Augier: les gracieuses pièces en vers, les pastiches d'après l'antique, comme la Ciguë, des pièces comme Philiberte ou l'Aventurière. Les drames réalistes, comme les Effrontés, le Fils de Giboyer ou le Mariage d'Olympe lui plaisaient moins. "M. E. Augier, écrit-il[14], a le don du rire; il n'a peut-être pas la vigueur psychologique nécessaire pour la comédie forte. Il a l'imagination vers la poésie, vers le pathétique, vers le gai; il ne l'a peut-être pas assez munie pour la préhension souveraine des moeurs et des caractères. C'est un second Regnard, moins pur de style, plus original en ses combinaisons, plus varié en sensations poétiques, plus pénétrant et de plus de portée que l'autre. Il reste plus maître de son sujet en vers qu'en prose. Il a écrit des œuvres, non seulement charmantes, mais de grande allure, quand il a laissé parler sa divine fantaisie, il a faibli précisément quand, corrompu par les succès de M. Dumas fils, il s'est entiché de réalisme et de naturalisme". On n'aurait pas, en effet, pu avoir une opinion plus maladroite et plus fausse. Augier plus poète que prosateur! L'Augier du Gendre de Monsieur Poirier s'effaçant devant l'auteur de la Ciguë! Un Augier fantaisiste surpassant l'Augier observateur? On reste anéanti devant ce contresens. "Emile Augier, dit excellemment M. Lanson[15], a fait des pièces vers et des pièces en prose: celles-là sont la partie morte de son œuvre. Augier, esprit solide et bourgeois, fait le vers en bon élève de Ponsard, qui serait nourri de Molière; son style poétique a quelque chose de lourd, de pénible, rien de poète. Mais sa prose est ferme, nette, toute pleine de pensée et chaude de sincérité. C'est par son œuvre en prose qu'il faut le mesurer, non par l'éloquence gauche de l'Aventurière ou les grâces vieillottes de Philiberte". Voilà le vrai portrait d'Augier! Son plus grand mérite fut d'avoir fondé, avec Alexandre Dumas fils, le théâtre réaliste. Dans quelques-unes de ses pièces il ne fit que détruire les illusions romantiques et, par exemple, Gabrielle est une sorte de Madame Bovary transportée sur les planches; il combattit dans cette pièce l'éducation trop sentimentale, romanesque, qu'on donne souvent aux femmes et qui obscurcit en elles la vision réelle de la vie; dans d'autres, il s'attaqua avec habileté à des questions sociales très ardues. L'impression totale qui nous reste de son œuvre est une impression de solidité et de profondeur. Weiss, lui, ne goûtait rien de tout cela; il s'en tenait encore aux peintures superficielles de Scribe et méconnaissait la valeur des admirables fresques de la bourgeoisie française, tracées par Augier, lequel a créé le type de l'homme d'affaires, du journaliste, de la courtisane devenue honnête femme, ou encore l'inoubliable Monsieur Poirier... Pour Weiss, Augier n'était qu'un poète, à la fantaisie aimable et légère, une sorte de Regnard; il ne le voyait que par le petit côté, celui qui était le sien. S'il l'avait pu, il lui aurait conseillé de continuer à écrire des bluettes du genre de la Ciguë, et de nous priver du Gendre de Monsieur Poirier… On voit, hélas, combien il prisait dans un écrivain la fantaisie, qu'il croyait presque indispensable au talent; ses préférences allaient à tout ce qui est ailé et imprévu, à l'irréel plutôt qu'à la réalité, à la poésie plutôt qu'à la prose. Par son goût pour le gracieux, pour le souriant, pour le romanesque, il était tout préparé à combattre le grand mouvement naturaliste, et nous avons déjà vu de quelle façon virulente il s'attaqua à ses parties faibles. Flaubert et Alexandre Dumas fils en firent la douloureuse expérience. Ce n'est pourtant pas la seule conclusion, que nous pouvons tirer de l'étude de ses goûts et de son tempérament. Il était naturellement porté vers la littérature de sentiment, mais s'il était un sentimental il n'était pas un passionné; il se tenait dans les sentiments moyens, accessibles à un cœur de petit bourgeois, aimant l'ordre, condamnant les excès. S'il reprochait aux naturalistes de s'être passés de tout sentiment, il n'aimait pas non plus qu'on exagérât les sentiments jusqu'à les transformer en passions, comme avaient fait les romantiques. Rien n'est plus amer qu'une passion; elle s'empare de nous, nous domine et détruit l'équilibre de notre être moral. Les héros de Balzac sont des monomanes; tout leur être tend vers un but qu'ils n'atteignent jamais, car plus on veut assouvir la passion, plus elle devient exigeante. Il faisait le même reproche aux romantiques et surtout aux héros de Victor Hugo; car, ne l'oublions pas, si Weiss était romanesque, il n'était pas romantique; il criblait des traits de son ironie Victor Hugo tout comme Flaubert ou Balzac. Un homme comme lui, qu'on aurait pu appeler "juste milieu", qui se renfermait dans la fantaisie aimable, dans le sentimentalisme à l'eau de rose, dans l'idéalisme discret, un homme comme lui, qui aimait surtout l'ordre, la mesure et les demi-teintes, ne pouvait pas goûter pleinement le fantastique et le grandiose, il ne pouvait pas aimer les héros hugolesques, démesurés dans leurs passions déchaînées... La lutte qu'il soutint contre Victor Hugo fut constante sans écart d'opinion, surtout quant à sa production dramatique. Non qu'il ne lui reconnût pas un talent supérieur à Delavigne, mais un talent purement poétique; appliqué au théâtre, ce talent devient à ses yeux presque un défaut, parce qu'il entrave la marche de l'action par de belles fusées lyriques qui ne sont pas à leur place. L'action de ses drames ne s'enchaîne pas, n'est pas serrée. "Dans les tragédies ou drames en vers de Victor Hugo, écrit Weiss[16], on ne sent pas un déroulement progressif de l'action. Le noeud se donne des airs de noeud gordien; il est en réalité le plus lâche du monde; les incidents sont forcés, inattendus, souvent baroques, toujours trop brusques; tout cela ne fait pas une péripétie. Les costumes, les gestes et les attitudes remplacent les caractères; les passions sont incertaines; le poète qui peint à fresque ne prend pas la peine de dessiner nettement les positions réciproques". Le tissu des drames de Victor Hugo est lâche; les détails, les tirades, les monologues poussent à chaque instant, comme de grandes plantes parasitaires qui étouffent le bel arbre. Les invraisemblances et les inconstances font trébucher l'intrigue à chaque pas: Hernani veut tuer Don Carlos, il le tient sans cesse au bout de son poignard et ne le tue pas; Ruy Blas, premier ministre et amant de la reine, subissant la fascination de son ancien métier, se laisse abattre par un scélérat, dont il aurait pu se débarrasser aisément. Par le fond, le théâtre de Victor Hugo vise trop au grandiose. Ses héros: Ruy Blas, Triboulet, Hernani, Didier sont des hommes fatals, des surhommes; leur personnalité est excessive, leur âme est volcanique; leurs passions débordent: comme de la lave enflammée. "Les héros de ses drames, écrit Weiss[17], sont des bandits, des capitaines d'aventure, des bâtards, des laquais, des vagabonds, des déclassés qui brisent leurs fers ou dont un empereur de légende les vient briser; au fond du cachot, Guanhumara et des captifs de toute nation; sur la cime, Barberousse, qui leur tend la main: les deux termes où le siècle a abouti, chez nous, à deux reprises, la Commune et l'Empire". Tel que nous l'avons décrit jusqu'à présent, de passions médiocres, pondéré, mesuré dans ses sentiments, aimant le joli, l'inspiration légère et gracieuse, plus que le grandiose, le pathétique ou le grotesque, Weiss ne pouvait pas goûter pleinement les héros issus de l'imagination titanesque de Victor Hugo. Franc, comme toujours, il l'avoua donc hautement, tout comme il avait proclamé sa sympathie inlassable pour le théâtre de Scribe. On ne peut pas nier en lui le mérite de la franchise et je ne sais quelle belle audace.
[1] Le Drame historique et le Drame passionnel, p. 166. [2] Le Théâtre et les Mœurs, p. XXIX. [3] Le Théâtre et les Mœurs, p. XXXI.